Les voyages interdits
lui faire faire une embardée ou de pousser le
cavalier à bas de sa selle. Ainsi, quiconque s’emparait du cadavre devenait
lui-même la proie de tous les autres joueurs. Il en résultait un affrontement
démentiel, au cours duquel on cherchait à s’attraper et à se secouer, à dos de
cheval et en plein galop. L’excitation y atteignait de tels sommets que peu de
participants en ressortaient indemnes. Des spectateurs étaient souvent piétinés
par la horde ou assommés par une chèvre voltigeuse, à moins que ce ne fut par
une cuisse sanglante arrachée au cadavre.
Au cours de ces longs mois hivernaux sur le Toit du
monde, il ne faudrait pas croire que je passai tout mon temps à assister à ces
jeux et à ces danses, ou dans l’hindora de ma chère Chiv. Entre autres
occupations, j’eus avec le hakim Mimbad de fructueuses conversations.
Oncle Matteo ne faisait aucun commentaire ni sur son
traitement, ni sur les effets secondaires qu’il pouvait produire sur lui. Il se
contentait d’ingérer les doses de poudre de stibium qui lui étaient
prescrites, et nous nous rendions tous compte qu’il reprenait du poids,
recouvrant jour après jour ses forces. Malgré la curiosité que ce point pouvait
soulever chez chacun de nous, nous n’osions pas faire la moindre allusion à ce
qui était en train de s’opérer au niveau de ses parties intimes, et lui-même ne
nous y encourageait pas. Ne l’ayant jamais aperçu, tant que nous
demeurâmes à Buzai Gumbad, en compagnie d’un garçon ni d’aucun autre
partenaire, j’aurais été bien en peine d’évaluer le moment où il avait perdu
ses fonctions viriles. Le hakim ne nous en convoquait pas moins à
intervalles réguliers pour des examens de routine de l’état de santé d’oncle
Matteo, et pour augmenter ou diminuer, selon le cas, les doses d’antimoine
qu’il lui administrait. Dès que ces entretiens médicaux étaient achevés, lui et
moi allions nous asseoir pour discuter, car je trouvais le vieil homme éminemment
intéressant.
Comme tous les mèdego que j’avais pu
rencontrer, Mimbad ne considérait sa besogne médicale que comme un moyen de
gagner sa vie et préférait de loin concentrer ses véritables efforts sur des
recherches personnelles. Comme nombre de ses condisciples, il rêvait de
découvrir quelque chose de nouveau dans le domaine médical, un produit
miraculeux qui stupéfierait le monde et enchâsserait son nom parmi ceux des
déités médicales que furent Asclépios (aussi appelé Esculape), Hippocrate et
Ibn Sîna (c’est-à- dire Avicenne). Et il est vrai que
beaucoup des médecins de ma connaissance – en tout cas ceux de Venise –
poursuivent des études à peine tolérées, voire condamnées par notre mère
l’Eglise, tournées vers la quête de nouveaux moyens pour expulser ou éradiquer
des démons de la maladie. Les études et les expérimentations de Mimbad,
appris-je, touchaient moins aux techniques de la guérison qu’au royaume
d’Hermès Trismégiste, dont les enseignements confinaient à la sorcellerie.
Du fait que les arts hermétiques ont été
longtemps et dès l’origine pratiqués par des païens comme les Grecs, les Arabes
et les habitants des royaumes hellénistiques, les chrétiens ont naturellement
l’interdiction formelle de s’y intéresser. Mais tout chrétien en a déjà entendu
parler. Je savais, par exemple, que leurs adeptes avaient toujours cherché
comme un seul homme à découvrir les mystérieux secrets de l’élixir de longue
vie ou de la pierre philosophale susceptible de changer le métal vil en or.
Aussi fus-je assez surpris d’entendre le hakim Mimbad se moquer de ces
deux desseins, qu’il qualifia de « projets irréalistes ».
Il voulait bien admettre qu’il était lui aussi un
adepte de l’Age d’or et de l’occultisme. Mais il préférait l’appeler al-kimia
– l’alchimie – et proclamait qu’Allah l’avait d’abord transmise aux
prophètes Moussa et Haroun — Moïse et Aaron –, d’où elle avait ensuite
transité jusqu’à d’autres personnalités du monde de l’expérimentation, tel le
grand sage arabe Jabir. Il admettait également que, bien sûr, comme la plupart
des adeptes, il était lancé dans une quête insaisissable, mais la sienne était,
estimait-il, moins ambitieuse que celles de l’immortalité ou d’une fortune sans
nom. Tout ce qu’il espérait découvrir – ou plutôt, en réalité, redécouvrir –
était ce qu’il appelait le
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