Les voyages interdits
Je
n’essaierai même pas, puisque le mot correctement prononcé de
« Kithai » est lui-même issu d’une appellation arbitraire décernée
par les Mongols, de façon assez récente puisqu’elle ne date que d’une
cinquantaine d’années avant ma naissance. Ce fut la première terre conquise par
les Mongols au cours de leur vaste entreprise de saccage à travers le monde, et
c’est cet endroit que choisit Kubilaï pour y asseoir son trône. Elle constitue
le cœur du vaste Empire mongol, au même titre que Venise est le pivot des
diverses possessions de notre république que sont la Thessalie, l’île de Crète,
la Vénétie de l’intérieur et tout le reste. Et si les fondateurs de Venise
arrivèrent sur la lagune venus du nord, il en alla de même pour les Mongols sur
Kithai.
— Ils ont une légende, nous révéla mon père dès
que nous fumes confortablement logés à Kachgar, au caravansérail des Cinq
Félicités. C’est une histoire plutôt ridicule, mais les Mongols y croient dur
comme fer. Ils racontent qu’en des temps très reculés, une veuve vivait seule,
souffrant de sa situation, sous une yourte perdue dans les plaines balayées de
neige. La solitude lui pesant, elle rencontra un loup bleu venu des terres
sauvages et s’accoupla avec lui, donnant naissance aux premiers ancêtres des
Mongols.
Cette origine légendaire de leur race s’était produite
dans un lieu situé bien au nord de Kithai, une terre appelée Sibir. Je ne l’ai
jamais visitée et n’ai jamais cherché à le faire, car elle est décrite comme
une étendue plate et sans intérêt, perpétuellement couverte de neige et de
glace. Dans une contrée aussi austère, peut-être n’est-il pas si étonnant que
les nombreuses tribus mongoles – dont l’une se reconnaissait comme les Kithai –
aient passé le plus clair de leur temps à se faire mutuellement la guerre.
Pourtant, l’un des leurs, Temudjin de son vrai nom, rallia les tribus hostiles
en une force unie, subjugua une à une toutes celles qui lui résistaient et
finit par rallier les Mongols sous son seul commandement. Ils lui donnèrent le
titre de khan, grand seigneur, et lui octroyèrent un nouveau nom : Gengis,
le Parfait Guerrier.
Sous le règne de Gengis khan, les Mongols quittèrent
leurs terres septentrionales d’origine, déferlèrent au sud jusqu’à cette
immense contrée, alors l’empire de Chine. Ils se l’approprièrent et
l’appelèrent Kithai. Les autres conquêtes qui les menèrent à travers le monde
n’ont pas besoin d’être contées, leur histoire n’en est que trop connue. Qu’il
nous suffise de rappeler que Gengis et ses lieutenants les ilkhans, puis plus
tard ses fils et ses petits-fils, étendirent les domaines mongols vers l’ouest
jusqu’aux berges de la rivière Dniepr, dans l’Ukraine polonaise, et jusqu’aux
portes de Constantinople, sur la mer de Marmara – que nous considérons
d’ailleurs, nous autres Vénitiens, comme une possession personnelle, au même
titre que l’Adriatique.
Mon père me précisa que le mot « horde » qui
qualifie les Mongols était dérivé du mot yurtu (« yourte ») et
que ces maraudeurs étaient globalement désignés sous le nom collectif de Horde
mongole. Puis il m’apprit un détail que j’ignorais :
— À Constantinople, je les ai entendus appelés
d’un nom différent : la Horde d’or. C’était simplement dû au fait que ces
envahisseurs arrivaient de la région où nous sommes : tu as pu repérer la
couleur de la terre, qui est d’un jaune doré. Ils avaient l’habitude, sans
doute pour les dérober aux regards, de camoufler leurs tentes sous cette
couleur jaune. D’où le nom de « yourte jaune » qui donna Horde d’or.
Or, avant de quitter leur Sibir pour marcher vers l’ouest, les Mongols
teignaient leurs yourtes en blanc, couleur de la neige de leur région natale.
Quand elles envahirent l’Ukraine, leurs armées furent surnommées par leurs
victimes la Horde blanche. Je suppose donc qu’il a pu exister d’autres hordes
associées à d’autres couleurs...
Même si les Mongols s’étaient contentés de la seule
conquête de Kithai, ils auraient déjà pu s’en enorgueillir. Cette terre
gigantesque s’étend en effet des montagnes du Tadjikistan, à l’ouest, jusqu’au
rivage du grand océan oriental appelé par certains mer de Kithai, par d’autres
mer de Chine. Au nord, Kithai confine aux terres désolées du Sibir d’où les
Mongols
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