Les voyages interdits
voir.
Nous eûmes à attendre quelques jours avant d’être
convoqués par l’ilkhan, mais personne ne fit obstacle à notre liberté de
mouvement. Je passai donc un certain temps à errer entre les murs de Kachgar.
J’avais depuis longtemps appris que franchir la frontière séparant deux nations
n’était pas aussi anodin que passer d’un jardin à l’autre. Même dans ces pays
lointains et exotiques, si différents de Venise, se transporter d’un pays vers
son voisin équivalait un peu à sortir de Vénétie pour le duché de Padoue, par
exemple, ou celui de Vérone. Le premier quidam que j’avais croisé à Kithai
n’avait rien de bien distinct de ceux que je voyais depuis des mois, et, de
prime abord, la cité de Kachgar ne semblait être qu’une version agrandie et
mieux bâtie de la ville commerçante de Mourgab. Pourtant, à mieux y regarder,
je finis par trouver Kachgar, à bien des égards, très différente de toutes les
villes que j’avais pu visiter jusqu’alors.
En dehors des Mongols et des colons établis dans la
région, la population comprenait des Tadjiks de la zone frontalière ainsi que
des gens d’origines diverses, des Ouzbeks, des Turcs et je ne sais combien
d’autres encore. Les Mongols les avaient tous réunis sous le nom d’Ouïghours,
mot signifiant littéralement « alliés », au sens
d’« unis », mais qui voulait dire encore bien plus. Les divers
Ouïghours n’étaient pas simplement alliés aux Mongols, ils leur étaient tous
plus ou moins liés culturellement, de par l’héritage racial, la langue ou les
coutumes. Quoi qu’il en soit, hormis de petites différences vestimentaires ou
de parure, ils ressemblaient tous à des Mongols : teint marron
bronzé, yeux bridés, pilosité abondante, ossature massive, forte carrure à la
fois lourde et ramassée, silhouette taillée à coups de serpe. Mais la
population comprenait aussi des gens qui ne leur ressemblaient pas du tout, et
même distincts en tout : apparence, langage et comportement. C’étaient les
Han qui, je l’appris, avaient été les premiers occupants des lieux.
La plupart avaient un visage plus pâle encore que le
mien, d’un délicat teint ivoirin, d’aspect similaire aux parchemins les plus
fins, et ils étaient presque imberbes de nature. Leurs yeux, non rétrécis par
des paupières aux poches lourdes comme ceux des Mongols, n’en étaient pas moins
si bridés qu’ils ne semblaient pas droits. Ils étaient minces, graciles,
légers, presque frêles d’aspect. Si, dès que l’on regardait un Mongol ou l’un
de ses parents ouïghours, on se disait immédiatement : « Voilà un
homme d’extérieur », on ne pouvait s’empêcher de penser en présence d’un
Han – même s’il s’agissait d’un misérable paysan dur à la peine et les pieds
dans la glèbe, couvert de boue et de fumier : « Voici un homme qui
n’a pas été élevé dehors. » Mais l’on n’avait pas besoin de regarder, un
aveugle eût reconnu le Han entre mille, juste à l’écouter parler.
La langue des Han, en effet, ne ressemble à aucune
autre sur cette Terre. Alors que je n’ai jamais eu de mal à apprendre le mongol
et à me servir de son alphabet, je n’ai jamais pu acquérir plus qu’une
compréhension assez rudimentaire du langage des Han. Le mongol est brusque et
rude, comme ceux qui le parlent, mais il a au moins le mérite d’utiliser des
sons voisins de ceux que l’on entend dans nos langues occidentales. Le han, par
contraste, émet des syllabes saccadées, lesquelles sont en fait plus chantées que parlées. Il apparaît évident que la gorge des Han est incapable de
produire la plupart des sons utilisés par les autres langues. Le son r, pour
ne prendre qu’un exemple, leur échappe totalement. Mon nom, prononcé par eux,
ressemblait invariablement à quelque chose comme Mah-ko. Mais c’est
justement parce qu’ils ne disposent que de peu de sons qu’ils doivent les faire
sonner sur des tons variés (haut, médian, bas, descendant, montant) pour
disposer d’un vocabulaire assez riche. Pour être plus clair, supposez une
seconde que notre chant ambrosien Gloria in excelsis n’ait le sens de
« Gloire au Très-Haut » que lorsqu’il se trouve modulé suivant
les traditionnelles montées ou descentes indiquées par ses neumes et que, une
fois modifiée, sa modulation entraîne un changement de sens radical : en
« Obscurité en enfer » par exemple, en « Honte aux
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