Les voyages interdits
grand frère, où plantes-tu ta yourte ?
— Vois ! Ma pauvre tente est actuellement
érigée dans le bok de l’ilkhan Kaidu, qui campe actuellement sur place,
en tournée d’inspection sur sa juridiction. Dis-moi, grand frère, sur quelles
terres as-tu projeté ton ombre bienfaisante avant d’arriver en ces lieux ?
— Nous descendons juste du Pamir par la rivière
du Passage. Nous avons passé l’hiver dans l’estimable cité de Buzai Gumbad, qui
fait également partie des possessions de Kaidu.
— Oui, en vérité, ses domaines sont fort nombreux
et s’étendent loin. La paix a-t-elle favorisé votre voyage ?
— Nous avons cheminé en toute quiétude. Et toi,
grand frère, es-tu en paix ? Tes juments et tes épouses sont-elles
fécondes ?
— Tout est prospère et paisible en nos pâturages.
Vers où votre convoi se dirige-t-il, grand frère ?
— Nous avons l’intention de faire halte quelques
jours à Kachgar. L’endroit est-il sain ?
— Tu pourras y allumer ton feu confortablement et
en toute tranquillité. Le mouton est ici gras et savoureux. Avant que de
procéder plus avant, toutefois, le misérable laquais de l’ilkhan que je suis
serait heureux de connaître votre destination finale.
— Nous dirigeons nos pas à l’est, vers la
lointaine capitale de Khanbalik, pour présenter nos respects à votre seigneur
suprême, le khakhan Kubilaï. (Mon père exhiba la lettre que nous transportions
depuis si longtemps.) Mon grand frère s’est-il abaissé à apprendre cet humble
art des marchands qu’est la lecture ?
— Hélas, grand frère, je n’ai pu accéder à cette
haute connaissance, répliqua l’homme en saisissant le document. Mais je vois et
reconnais là le sceau du khakhan. Je suis infiniment confus d’avoir retardé le
passage d’aussi puissants dignitaires...
— Vous n’avez fait là que votre devoir, grand
frère. À présent, si vous voulez bien me rendre cette lettre, nous irons notre
chemin.
Mais la sentinelle ne la lui rendit point.
— Mon maître Kaidu n’a ici qu’une misérable
hutte, en comparaison du majestueux pavillon de son Grand Cousin, le céleste
seigneur Kubilaï. C’est pourquoi il se languit déjà, j’en suis sûr, d’avoir le
privilège de lire avec révérence les mots écrits de son parent. Je ne doute pas
que mon maître veuille accueillir dignement et souhaiter la bienvenue aux
distingués émissaires venus de l’ouest que vous êtes. Avec votre permission,
grand frère, je vais lui montrer ce document.
— Croyez-moi, grand frère, répondit mon père avec
une once d’impatience, nous ne méritons pas tant de pompe. Nous serions bien
heureux de pouvoir rejoindre directement Kachgar sans vous causer ici le
moindre dérangement.
Mais la sentinelle ne fléchit pas.
— Les auberges de Kachgar sont réservées aux
invités en fonction de leur éminence. Il y a donc des caravansérails pour les
marchands de chevaux, d’autres pour les marchands de grain...
— Nous savons tout cela, grogna oncle Matteo.
Nous sommes déjà venus.
— Dans ce cas, je me permets de vous recommander,
grands frères, celui réservé aux voyageurs de passage, l’auberge des Cinq
Félicités. On la trouve dans la venelle de l’Humanité-Parfumée. N’importe qui à
Kachgar pourra vous y...
— Nous savons où elle est.
— En ce cas, vous aurez la bonté d’y loger
jusqu’à ce que l’ilkhan Kaidu requière l’honneur de votre présence dans sa
yourte résidentielle.
Il fit un pas en arrière, tenant toujours la lettre,
et nous fît signe de passer.
— Allez maintenant en paix, grands frères. Je
vous souhaite un bon voyage.
Lorsque nous nous fumes éloignés hors de portée de son
oreille, oncle Matteo grommela :
— Merde et pâté en croûte ! C’est bien notre
veine. De toutes les armées mongoles, il a fallu que nous tombions sur celle de
Kaidu.
— Comme tu dis, reprit en écho mon père. Avoir
fait tout ce chemin sans encombre pour tomber sur ce triste sire en personne...
Mon oncle secoua la tête d’un air sombre et
lâcha :
— Il se pourrait que nous n’allions guère plus
loin. L’inquiétude et la contrariété de mon père et de mon oncle étaient fort
légitimes. Mais pour pouvoir vous l’expliquer, je dois vous dire quelques mots
de cette terre de Kithai sur laquelle nous étions arrivés. D’abord, son nom est
orthographié en Occident « Cathay », et je n’y puis rien changer.
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