Les voyages interdits
étaient originaires. Vers le sud, quand j’y suis venu pour la première
fois, Kithai jouxtait l’empire des Song. Plus tard, comme je le raconterai en
temps voulu, les Mongols le firent leur, le rebaptisèrent Manzi et
l’intégrèrent au khanat de Kubilaï.
Mais, même au temps de ma première visite, l’Empire
mongol était déjà si étendu que, comme je l’ai indiqué, il avait été divisé en
de nombreuses provinces, chacune sous l’autorité d’un ilkhan. Les dites
provinces avaient été découpées sans souci des frontières observées par les
anciens monarques à présent renversés. L’ilkhan Abagha, par exemple, était le
seigneur de l’ex-Empire perse, mais ses terres incluaient aussi, à l’ouest
d’icelui, ce qui avait formé la Grande Arménie et l’Anatolie, et, sur sa frange
orientale, l’Inde aryenne. Le domaine d’Abagha était ici mitoyen des terres
allouées à un cousin éloigné, l’ilkhan Kaidu, qui régnait pour sa part sur la
région de Balkh, le Pamir, tout le Tadjikistan et cette province à l’ouest de
Kithai nommée le Sin-kiang, où nous étions en ce moment tous quatre logés.
Cependant, l’accession du domaine des Mongols au
statut d’empire ainsi que la puissance et la richesse qui allaient de pair
n’atténuèrent en rien leur lamentable propension à se quereller entre eux. Ils
se faisaient donc fréquemment la guerre, comme ces sauvages en haillons du
Sibir que Gengis avait unis jusqu’à les mener à leur grandeur présente. Le
khakhan Kubilaï était l’un des petits-fils de ce Gengis, et tous les ilkhans
des régions frontalières descendaient eux aussi du Parfait Guerrier. On aurait
pu croire qu’ils constitueraient une famille de monarques solidaire,
étroitement soudée par les liens du sang. Mais plusieurs d’entre eux, issus de
différents fils de Gengis, s’étaient éloignés les uns des autres au bout de
deux ou trois générations, de sorte que certains se considéraient comme lésés
par la part dont ils avaient hérité suite aux partages effectués par leurs
géniteurs.
L’ilkhan Kaidu, par exemple, dont nous attendions à
présent l’annonce de notre convocation, était le petit-fils de l’oncle de
Kubilaï, Okkodaï. Cet Okkodaï avait été en son temps le khakhan en titre (le
second après Gengis), et l’on comprendra que son petit-fils Kaidu ait eu du mal
à accepter que la souveraineté du trône passât ainsi d’une branche de la lignée
à une autre. Nul étonnement à ce qu’il eût l’impression, par conséquent, de
mériter une part de l’empire plus importante que celle qu’il détenait alors. Au
reste, Kaidu ne s’était pas gêné pour faire, par le passé, plusieurs incursions
dans le domaine d’Abagha, ce qui ressemblait fort à de l’insubordination à
l’égard du khakhan, car Abagha était le neveu de Kubilaï, le fils de son frère
et l’un de ses plus proches alliés dans toutes ces querelles de famille.
— Kaidu ne s’est encore jamais rebellé
ouvertement contre Kubilaï, précisa mon père. Mais, non content de mettre son
neveu sous pression, il a passé outre maints édits impériaux et usurpé nombre
de privilèges auxquels il n’avait nullement droit. En d’autres termes, il a
souvent fait litière de l’autorité du khakhan. S’il nous considère comme des
amis de Kubilaï, nul doute que nous sommes ses ennemis.
Narine, de plus en plus préoccupé, interrogea :
— Je pensais qu’il ne s’agissait là pour nous que
d’un banal contretemps, maître... Serions-nous à nouveau en danger ?
Oncle Matteo maugréa en guise de réponse :
— Comme dit le lapin de la fable : « Si
ce n’est pas un loup, alors c’est un satané gros chien. »
— Il pourrait détourner à son profit tous les
présents que nous emportons à Khanbalik, envisagea mon père. Autant par convoitise
et par dépit que par rapacité.
— Sûrement pas, intervins-je. Cela constituerait
un acte flagrant de lèse-majesté, un défi ouvert au sauf-conduit édicté par le
khakhan. Ne pensez-vous pas que Kubilaï serait furieux s’il apprenait, en nous
voyant arriver les mains vides, la raison de cette situation ?
— Encore faudrait-il que nous arrivions, laissa
tomber mon père d’un ton de très mauvais augure. Kaidu joue actuellement le
rôle de garde-barrière sur ce tronçon de la route de la soie. C’est lui qui détient
ici le pouvoir de vie et de mort. Il ne nous reste qu’à attendre et
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