Les voyages interdits
entendu, les chariots de la région avaient depuis longtemps
imprimé sur les routes locales. Ce qui fait que si, par exemple, la distance
entre ornières était large sur le tronçon de la route de la soie qui traversait
le Sin-kiang, elle pouvait être étroite dans la province de Tsing-hai, puis à
nouveau élargie, mais pas autant, dans le Ho-nan, et ainsi de suite. Un
charretier suivant la route de la soie sur une certaine distance était donc
contraint de s’arrêter aussi souvent que nécessaire pour changer laborieusement
ses essieux, avec le temps perdu qu’on imagine.
Toutes les bêtes de trait étaient équipées d’un petit
sac à excréments harnaché à leur croupe, afin de recueillir les précieuses
déjections au fil de la route. Non qu’il fût ici question de maintenir une
certaine propreté sur l’axe général, ni d’épargner aux usagers arrivant
derrière un désagrément quelconque. Nous avions quitté la région où la roche kara abondait et où il suffisait de s’en procurer pour se chauffer, et,
désormais, tout charretier préservait tel un véritable trésor les crottins de
ses bêtes afin d’alimenter les feux de camp sur lesquels il ferait griller son
mouton, cuire son miàn ou bouillir son cha.
Nous vîmes de nombreux troupeaux de moutons emmenés
soit au marché, soit au pré, eux aussi équipés de harnais postérieurs à usage
particulier. Ils faisaient partie de cette race à queue grasse si fréquente en
Orient, mais jamais je n’avais encore vu de spécimens aux appendices aussi
volumineux. La queue d’un de ces moutons pesant au bas mot cinq ou six kilos,
soit environ un dixième du poids total de l’animal, elle constitue pour lui un
véritable fardeau, mais cette partie de son corps est considérée comme la plus
succulente à déguster. Aussi chaque mouton est-il équipé d’un léger harnais de
corde relié à une petite planchette sur laquelle est posée sa queue, afin de
lui éviter durant sa marche de se meurtrir ou de se salir inutilement. Nous
vîmes aussi de nombreux troupeaux de porcs, pour lesquels, à mon sens, il eût
fallu appliquer la même technique. Car les porcs de Kithai sont également d’une
race particulière au corps très long, ce qui fait que, d’une part, ils ondulent
ridiculement de l’arrière-train, mais que, d’autre part, leur ventre proéminent
traîne presque par terre. De sorte que des roues ventrales, par exemple,
eussent sans doute constitué de judicieuses améliorations.
Nos guides, Ussu et Donduk, considéraient bien entendu
avec le plus grand mépris ce fatras de véhicules poussifs et de troupeaux non
moins laborieux qui encombraient perpétuellement la route. En tant que Mongols,
ils pensaient que tout homme à cheval doit nécessairement se voir offrir un
droit de passage prioritaire. Ils grommelaient que le khakhan Kubilaï n’avait
pas tenu la promesse qu’il avait faite quelque temps auparavant de faire
niveler tout creux des plaines de Kithai, de façon que tout cavalier puisse
chevaucher à travers le pays, même par la nuit la plus noire, sans craindre que
sa monture ne culbute. Nos chevaux de bât les retardaient donc énormément, ce
qui avait le don de les agacer au plus haut point, frustrés qu’ils étaient de
devoir procéder au pas au lieu de se lancer au galop tout du long. Ainsi
avaient-ils besoin, de temps à autre, de se libérer de la pression de cette
harassante lenteur du voyage.
Un soir que nous campions au bord de la route et non
dans un caravansérail, Ussu et Donduk achetèrent à un conducteur de bestiaux du
voisinage un mouton à queue grasse et un peu de ce fromage de brebis pâteux.
(Je devrais plutôt dire qu’ils se les procurèrent, car je doute qu’ils
aient daigné payer quoi que ce fut à des fermiers han.) Donduk décrocha sa
hache de bataille, trancha le harnais de queue de l’animal et, presque du même
élan, lui coupa la tête. Lui et Ussu bondirent sur leurs chevaux, et l’un d’eux
se pencha pour attraper par la queue le corps du mouton encore agité de
convulsions. Après quoi ils entamèrent avec sa carcasse ensanglantée une partie
endiablée de bouskashia. Dans une cavalcade au bruit de tonnerre, ils
firent entre notre campement et celui des bergers force allers et retours en
s’arrachant violemment l’un l’autre ce trophée animal, le faisant tournoyer
comme une fronde, le laissant échapper fréquemment, le piétinant de leurs
sabots. Lequel des deux
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