Les voyages interdits
plus
familières semblaient être devenues globuleuses comme de vraies petites lunes.
La lune proprement dite, même lorsqu’elle se trouvait dans sa phase nouvelle,
alors que seul un fragile croissant de sa surface est encore illuminé tel un
ongle étincelant, était pourtant visible dans toute sa rotondité, comme un
disque de bronze délicatement bercé entre des bras d’argent.
Au cours de telles nuits, si l’on portait ses regards
du côté du Takla Makan depuis notre lieu de campement, on y décelait d’encore
plus étranges lueurs, petites lumières bleuâtres qui dansaient, plongeaient et
scintillaient à la surface du désert, parfois juste par une ou deux, l’instant
d’après se multipliant en un véritable essaim. On aurait pu croire qu’il
s’agissait des flammes de chandelles portées par les membres d’une caravane
éloignée, mais nous savions que ce n’était pas le cas. Trop bleues pour être
celles d’un feu, elles s’allumaient et s’éteignaient trop brutalement pour être
dues à des mains humaines, et leur présence, comme le buran, avait le
don d’affoler désagréablement nos cheveux et nos barbes. Tout le monde savait,
de surcroît, qu’aucun être humain n’avait jamais traversé ni campé dans le
Takla Makan. Pas d’êtres humains vivants, en tout cas. Probablement pas.
La première fois que j’aperçus ces lumières, j’allai
m’enquérir auprès de nos deux éclaireurs de ce qu’elles pouvaient bien être. Le
Mongol nommé Ussu me répondit d’une voix feutrée :
— Ce sont les perles du ciel, Ferenghi.
— Mais qu’est-ce qui les produit ?
L’autre, nommé Donduk, jeta d’un ton cassant :
— Ne fais plus un bruit et écoute, Ferenghi.
Je m’exécutai et, même de l’endroit distant du désert
où nous nous trouvions, je distinguai de faibles soupirs, des sanglots, des
murmures même, comme si de légers vents nocturnes soufflaient par
intermittence. Mais il n’y avait pas un souffle.
— Ce sont les azghun, Ferenghi, m’expliqua
Ussu. Les perles vont toujours de pair avec les voix.
— Plus d’un voyageur inexpérimenté, ajouta Donduk
d’un ton empreint de superstition, a vu les lumières et entendu les pleurs, et,
croyant qu’un de ses compagnons était en difficulté, est parti pour chercher à
l’aider, a été entraîné au loin et a disparu pour ne jamais reparaître. Tels
sont les azghun, les voix du désert et les mystérieuses perles du ciel.
D’où le nom du désert : « une fois dedans, point de sortie ».
J’aimerais pouvoir proclamer que j’ai pu deviner la
cause de ces manifestations ou en donner au moins une explication plus sérieuse
que celle de lutins malfaisants, mais j’en ai été incapable. Je savais que les azghun et les lumières n’étaient visibles qu’après le passage d’un buran et
que ce phénomène n’était rien d’autre qu’une puissante masse de sable sec
soulevée dans un vent tournoyant. Je m’interrogeais donc : le frottement
qui en résultait pouvait-il avoir quelque chose de commun avec la friction
d’une fourrure de chat ? Mais, dans ce désert, les grains de sable ne
pouvaient se frotter que contre eux-mêmes...
Déconcerté par ce mystère, je détournai mon esprit
vers un autre, plus mince mais sans doute plus accessible. Pourquoi Ussu et
Donduk, quoique connaissant nos noms et n’ayant pas de difficulté à les dire,
s’adressaient-ils à nous sous l’unique vocable de Ferenghi ? Ussu
prononçait le mot de façon plutôt aimable, il semblait apprécier ce voyage avec
nous, qui le changeait de la monotonie et de la routine de garnison, dans le bok de Kaidu. Donduk, en revanche, n’articulait le mot qu’avec un rejet
ostensible, appréhendant ce périple un peu à la façon d’une nounou dévouée
forcée d’accorder son attention à des personnes qui, au fond, n’en étaient pas
dignes. J’aimais assez Ussu et n’estimais guère Donduk. Cependant, comme ils
étaient toujours ensemble, je leur demandai à tous deux :
— Pourquoi toujours « Ferenghi » ?
— Parce que c’est ce que vous êtes ! rétorqua Ussu l’air interloqué, comme si j’avais posé une question stupide.
— Mais vous nommez aussi mon père Ferenghi. Et
mon oncle.
— Ne sont-ils pas tous deux Ferenghi ?
maintint Ussu.
— En revanche, vous appelez bien Narine par son
nom. Est-ce parce qu’il est esclave ?
— Non, intervint Donduk d’un ton méprisant. Parce
qu’il
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