Les voyages interdits
Mais ce
que je vis me laissa pantois.
Elle semblait elle aussi avoir honoré la tradition du
jour qui veut que l’on se transforme. Elle avait lavé ses cheveux auparavant
quelconques, révélant leur agréable teinte paille dorée. Elle s’était nettoyé
le visage et l’avait poudré jusqu’à lui donner ce teint blanc si attirant que
toutes les Vénitiennes s’efforcent d’obtenir. Elle s’était aussi habillée en
femme avec une robe de brocart taillée dans l’une de celles qui avaient jadis
appartenu à ma mère. Doris tourna sur elle-même pour faire voleter ses atours
et demanda timidement :
— Alors, comme ça, ne suis-je pas aussi belle et
attirante que ton illustrissime dame d’amour, Marco ?
Ubaldo marmotta bien quelque chose au sujet de
« toutes ces dames et tous ces gentilshommes de format ridicule »,
mais mon regard, à travers mon masque, s’était fixé sur un détail.
Doris insistait :
— N’as-tu pas envie de te promener avec moi,
Marco, en ce jour de fête ?... Pourquoi ris-tu ?
— Tes chaussures.
— Quoi ? murmura-t-elle, et sa mine se
décomposa.
— Je ris, parce que jamais une dame n’a porté
d’aussi horribles tofi [10] de bois.
Elle parut blessée au-delà de toute expression et se
retira à l’intérieur de la barge. Je m’attardai jusqu’à ce que les garçons m’eussent
assuré (et fait croire à moitié) que personne ne me prendrait pour un enfant,
hormis ceux qui me connaissaient déjà comme tel. Je les quittai alors pour me
diriger vers la place Saint-Marc. Il était encore bien trop tôt pour que les
participants fussent déjà dehors, mais Dona Ilaria, lorsque j’avais laissé
traîner des oreilles indiscrètes, n’avait pas décrit le costume qu’elle
comptait revêtir. Elle serait certainement aussi méconnaissable que je l’étais
moi-même, aussi était-il crucial que je guette à sa porte sa sortie pour le
premier bal.
Ainsi adossé, apparemment oisif, contre l’un des
piliers de la place, tel un apprenti coupe-jarrets à l’air extrêmement stupide,
j’aurais fort bien pu attirer sur moi une attention indésirable. Heureusement, je
n’étais pas le seul sur la place à être accoutré de cette façon. Sous chaque
arcade ou presque, un matacìn ou un montimbanco en costume
installait son estrade, et, longtemps avant que la foule se fût amassée pour
les entendre ou les voir, ils avaient commencé à faire montre de leurs talents.
J’en étais ravi, car ils me donnaient un spectacle agréable à savourer tandis
que j’attendais patiemment aux portes de la maison muette.
Les montimbanchi, enveloppés dans des robes
pareilles à celles des médecins ou des astrologues mais largement enrichies
d’improbables étoiles, lunes et autres soleils, tout saupoudrés d’éclatantes
paillettes, se livraient à des tours de passe-passe ou de magie et à
d’audacieuses jongleries afin de capter l’intérêt. Dès qu’ils avaient réussi à
attirer l’œil d’un passant, ils commençaient à vanter en vociférant les
incroyables vertus de leurs simples, herbes séchées, liquides colorés, poudre
de champignon au lait de lune et autres denrées fantastiques. Les matacìni, plus
resplendissants encore, le visage fardé d’un maquillage tapageur, dans leurs
costumes à damier brillants du feu de faux diamants, tout rapiécés de façon
fantaisiste, n’avaient rien d’autre à offrir que leur agilité. Aussi
bondissaient-ils d’un bout à l’autre de leurs plates-formes, se livrant à
d’étonnantes acrobaties ou à de sensationnelles danses du sabre, se
contorsionnant dans des positions invraisemblables et jonglant avec des balles
et des oranges, avant de circuler chapeau tendu parmi les spectateurs, le temps
de reprendre haleine.
À mesure que la journée avançait, de plus en plus
d’artistes vinrent se livrer sur la place à des exhibitions, flanqués de
vendeurs de confettis, de bonbons ou de boissons rafraîchissantes, sous l’œil
d’un nombre croissant de flâneurs pas encore parés de leurs habits de fête,
pour la plupart. Après avoir regardé les tours d’un montimbanco ou
écouté un castròn chanter une barcarolle sur un air de luth, ils
s’écartaient pour se diriger vers un autre artiste dès que la vedette, son
spectacle terminé, commençait à tendre son chapeau ou à vanter sa marchandise.
Beaucoup de ces spectateurs ambulants passaient de l’un à l’autre et ne
manquaient pas, au bout d’un
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