Les voyages interdits
muet sur le lieu précis qu’habitait Ilaria, afin d’éviter d’attirer
quelque honte sur le nom de son auguste famille.
Cette brève filature me fournit quand même deux
informations supplémentaires. De ce que j’avais pu glaner de leurs échanges, il
apparaissait désormais clairement, même au fou entiché que j’étais, que l’homme
aux cheveux gris n’était pas le père d’Ilaria, mais son époux. Cela me fit
évidemment de la peine, mais je me consolai en me persuadant qu’une jeune femme
mariée à un vieil homme se montrerait sans doute plus sensible aux attentions
d’un homme plus jeune tel que moi.
La seconde chose que j’entendis fut la conversation
qu’ils eurent au sujet de la fête que l’on allait célébrer la semaine suivante,
la Samarco dei Bòcoli. (J’aurais dû mentionner que nous étions en avril,
et que le vingt-cinq de ce mois l’on fête la Saint-Marc, qui se traduit
toujours à Venise par une fête des fleurs et de la gaieté ponctuée d’un bal
masqué dédié à « saint Marc des bourgeons ». Cette cité est friande
de célébrations en tous genres, et celle-ci est d’autant plus appréciée qu’elle
arrive deux mois après le carnaval, au terme d’une accalmie assez longue.)
L’homme et la femme devisèrent au sujet des costumes
qu’ils s’étaient fait confectionner pour l’occasion et des quelques bals
auxquels ils étaient conviés : j’eus d’ailleurs à ce sujet une pointe au
cœur, réalisant que je ne pourrais participer à ces festivités qui se
dérouleraient en des lieux auxquels je n’avais pas accès. C’est alors qu’Ilaria
fît part de son envie de se mêler à la multitude du dehors pour participer aux
promenades au flambeau qui auraient lieu cette nuit-là. Il y eut bien quelques
remontrances de son mari, lequel grommela à propos des nuisances de la foule et
de la cohue qu’il faudrait endurer « parmi la populace », mais Ilaria
sut le persuader en riant, emplissant mon cœur d’un nouvel espoir et d’une
résolution retrouvée.
Aussitôt qu’ils eurent pénétré dans la maison muette,
je courus jusqu’à une échoppe proche du Rialto que je connaissais. À sa
devanture pendaient des masques de bois, de tissu et de cartapesta, ou
papier mâché, aux teintes rouges, blanches, noires ou de couleur chair et aux
faces comiques ou grotesques, démoniaques ou réalistes. J’entrai en trombe dans
le magasin et débitai à tue-tête au fabricant de masques :
— Vous allez me faire un masque pour la fête de
Samarco ! Je voudrais qu’il me fasse paraître à la fois beau et plus
vieux ! Arrangez-vous pour que j’aie l’air d’avoir plus de vingt
ans ! Mais attention, pas trop décati quand même, hein : à la fois
viril et élégant !
6
Ainsi allèrent les choses, et, quand arriva ce matin
de fête du vingt-cinq avril, je me mis sur mon trente et un sans que mes
serviteurs aient eu à me le conseiller. Je revêtis un pourpoint en velours
cerise et un haut de chausses de soie lavande, et j’enfilai des escarpins
rouges de Cordoue que je n’avais encore jamais mis ou presque. Le tout était
enveloppé d’un lourd manteau de laine destiné à étoffer la minceur de ma
silhouette. Je dissimulai mon masque sous mon manteau, quittai la maison et me
dirigeai vers les quais afin de tester mon déguisement auprès de mes amis. Peu
avant d’arriver à leur barge, je sortis mon masque et l’ajustai sur mon visage.
Orné de sourcils et d’une fringante moustache faits de cheveux véritables, il
figurait le visage taillé à coups de serpe d’un marin tanné qui aurait arpenté
toutes les mers du globe.
— Salut, Marco, dirent les garçons. Sana
capàna.
— Comment ça, vous m’avez reconnu ?
Je ressemble donc à Marco ?
— Hum... Maintenant que tu le dis..., lâcha
Daniele, pince-sans-rire. Non, pas vraiment au Marco que nous connaissons. De
quoi trouves-tu qu’il a l’air, Boldo ?
Impatient, je jetai :
— N’ai-je pas l’air d’un navigateur de haute mer
qui a largement dépassé les vingt ans ?
— Eh bien alors..., commença Ubaldo, hésitant.
Une sorte de petit navigateur, peut-être...
— Les rations à bord sont parfois maigres, avança
Daniele, compréhensif. Ça pourrait avoir contrarié ta croissance.
J’étais on ne peut plus irrité. Quand Doris émergea à
son tour de la cale et dit immédiatement : « Holà,
Marco ! », je me retournai, rageur, prêt à montrer les dents.
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