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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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accrochés
sous les arches se mirent à ressembler à des globes de lumière au contour
nimbé, suspendus dans l’espace comme par magie. Sur la place, les passants
semblèrent bientôt se mouvoir telles des taches de brume, à peine plus sombres
et plus compactes que le fond voilé sur lequel elles évoluaient et ne se
révélant plus nettement que lorsqu’elles glissaient entre moi et l’une de ces
sphères de lumière diaphane. En cet instant, leurs silhouettes généraient des
ombres extravagantes, taillant, telles de noires épées, le gris de l’air
humide. Ce n’est que lorsqu’un flâneur, homme ou femme, passait tout près de
moi qu’il semblait devenir brièvement solide, pour se dissoudre aussitôt,
l’instant d’après. Comme surgi d’un rêve, un ange se matérialisait soudain,
jeune fille aux yeux rieurs enveloppée de gaze et de guirlandes, qui subitement
se muait en une créature de cauchemar, Satan au visage verni rougeoyant et
hérissé de cornes.
    Brusquement, la porte s’ouvrit derrière moi, déchirant
le brouillard gris de l’éclatante lumière d’une lampe. Je me retournai et
découvris, découpées sur la clarté aveuglante, deux silhouettes qui s’avérèrent
être ma dame et son mari. Si je n’avais pas été posté à l’entrée de la maison,
je n’aurais pu les reconnaître, ni l’un ni l’autre. Lui était grimé sous les
traits d’un des classiques des grandes mascarades de Venise, le médecin comique
que l’on appelle docteur Balanzòn. Ilaria, quant à elle, s’était si bien
déguisée que je ne pus, dans l’immédiat, identifier au juste en quoi. Une mitre
blanche et dorée couvrait le bronze de sa chevelure, un loup de velours noir
lui masquait les yeux, et plusieurs couches de vêtements sacerdotaux – une
aube, une chasuble, une chape et une étole – donnaient à sa fine silhouette la
forme d’un dôme courtaud. Je réalisai alors que le costume qu’elle avait revêtu
était celui de l’antique papesse Jeanne [11] . Cet habit
avait dû lui coûter une fortune, et je craignais fort qu’il ne lui valût une
lourde pénitence, si d’aventure un clérical convaincu venait à la croiser dans
cette tenue provocante de pape femelle.
    Tous deux traversèrent la place dans une véritable
marée humaine et n’hésitèrent pas à entrer dans l’esprit de la fête :
elle, éparpillant les confettis à la façon d’un prêtre qui asperge les fidèles
d’eau bénite, lui, les distribuant d’un geste pondéré tel un médecin en train
d’administrer ses potions. Leur gondole les attendait du côté lagune, et ils y
embarquèrent, se dirigeant bientôt vers le Grand Canal. Après un instant de
réflexion, j’abandonnai l’idée de louer un bateau pour les suivre. Le caligo était à présent si dense que tous les navires se mouvaient sur les eaux
avec la plus grande précaution, longeant les bords de tout près. Il était ainsi
facile pour moi de garder ma belle promise en vue et de la guetter en trottant
le long des allées adjacentes aux canaux, quitte à attendre un instant sur un
pont, de temps à autre, pour repérer la direction qu’ils emprunteraient aux
divers embranchements. Je parcourus un certain nombre de kilomètres à pied ce
soir-là, car Ilaria et son conjoint ne cessèrent de sortir d’une maison muette
pour entrer dans un palais, et vice versa. Je passai encore plus de temps comme
planton, patientant devant ces divers endroits dans la seule compagnie des
chats en maraude, tandis que ma dame, bien au chaud, jouissait des plaisirs de
la fête.
    Tapi dans ce brouillard à la senteur saline, à présent
si épais qu’il se condensait, s’écoulait des avant-toits, des arches et
jusqu’au bout du nez de mon masque, j’entendais du dehors les échos assourdis
de la musique et m’imaginais Ilaria dansant la furlàna. Je me penchais
sur des murs de pierre glissants, ruisselants d’eau, scrutant avec envie les
vitres derrière lesquelles rougeoyaient dans l’obscurité des chandelles. Je
m’asseyais sur les froides et humides balustrades des ponts et, dans le
gargouillement de mon ventre vide, je me figurais mon Ilaria grignotant
délicatement des pâtisseries scalete et des petits pains au lait frits
façon bignè. Debout, je tapais des pieds pour éviter qu’ils ne
s’engourdissent et me remis à maudire mon manteau, chaque minute plus lourd à
porter, plus glacé et mouillé à la fois, et qui maintenant traînait à mes
talons.

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