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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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moment, de venir se planter imperturbablement
devant moi, toujours tapi sous mon masque, et de me lorgner, attendant que je
me livre à mon tour à quelque fantaisie distrayante. C’était, je dois le dire,
quelque peu agaçant, car je n’avais rien d’autre à faire que suer devant eux –
cette journée de printemps étant plus chaude que ne l’aurait voulu la saison –
en m’efforçant d’avoir l’air d’un serviteur posté là dans l’attente de son
maître.
    Les minutes de cette longue journée s’étiraient,
interminables, et j’eus largement le temps de regretter de n’avoir pas loué un
manteau plus léger. Les millions de pigeons imbéciles qui voletaient sur la
place me donnaient des envies de meurtre, et je bénissais toute nouvelle
diversion qui venait à se présenter. Les premiers citoyens à faire irruption
dans des tenues tout sauf ordinaires furent les corporations d’arti en
habit de cérémonie. Les médecins, coiffeurs, chirurgiens et apothicaires
portaient de grands chapeaux coniques et des robes ondulantes. Les peintres et
autres enlumineurs, ordinairement habillés de simples vêtements de toile, les
avaient pour l’occasion parés de feuilles d’or et teints de couleurs
chatoyantes. La confrérie des tanneurs et des corroyeurs, quant à elle,
arborait des tabliers ornés de motifs qui n’étaient ni peints ni cousus, mais
imprimés au fer, et ainsi de suite.
    Quand toutes ces corporations de métiers se furent
assemblées sur la place, le doge Ranieri Zeno sortit de son palais, dans un
costume qui, pour m’être familier ainsi qu’à chaque Vénitien, n’en était pas
moins assez somptueux pour n’importe quel jour de fête. Sa tête était couverte
d’une coiffe blanche, la scufieta, et une cape d’hermine recouvrait sa
toge dorée, dont la traîne était tenue par trois domestiques en livrée ducale.
Derrière lui suivait le cortège des membres du Conseil et de la Quarantia,
ainsi que les autres nobles et officiels, tout aussi luxueusement habillés. Un
groupe de musiciens leur succéda, mais leurs luths, pipeaux et rebecs restèrent
silencieux jusqu’à ce qu’ils eussent, d’un pas ample et mesuré, gagné le front
de mer. La galère d’apparat dorée du doge, mue par quarante rameurs, glissa
contre le môle juste à cet instant, et la procession s’y embarqua. Ce ne fut
que lorsque le brillant navire fut lancé sur l’eau que les musiciens
commencèrent à jouer. C’est toujours ainsi qu’ils procèdent, car ils savent que
la musique acquiert une douceur indéfinissable en sautillant par-dessus les
vaguelettes pour arriver jusqu’à nous.
    À l’heure de la compieta, lorsque le crépuscule
tomba et que les allumeurs de réverbères se mirent à arpenter la place,
éclairant un à un les paniers torches suspendus sous les arches, j’étais encore
en train de rôder près de la porte de Dona Ilaria. J’avais l’impression d’avoir
passé là toute ma vie et me sentais sur le point de défaillir sous l’effet de
la faim (n’ayant osé m’éloigner pour me rendre à l’étal d’un marchand de
fruits), mais j’aurais été prêt à attendre ici le reste de mon existence s’il
l’avait fallu. Au moins, à l’heure qu’il était, j’étais devenu moins voyant, la
place s’étant remplie de monde et la quasi-totalité des promeneurs étant
désormais grimés.
    Quelques-uns dansaient sur la lointaine musique de
l’orchestre du doge, d’autres chantaient à l’unisson du gazouillis des castròni, mais beaucoup se contentaient de jouir du spectacle qu’ils offraient dans
leurs atours, tout en admirant ceux des autres. Les jeunes gens jouaient à se
bombarder de dragées, de sucre glace ou de coquilles d’œuf remplies d’eaux
parfumées. Les filles plus âgées transportaient des oranges, attendant de
croiser un galant à qui elles pourraient en envoyer une. Cette coutume est
censée commémorer l’orange offerte en cadeau lors du mariage de Jupiter et de
Junon, et un jeune homme peut se vanter d’être un Jupiter particulièrement
courtisé par sa Junon si celle-ci lui jette une orange assez fort pour lui
occasionner un œil au beurre noir ou lui casser une dent.
    À mesure que le crépuscule s’étendait, se leva de la
mer le caligo, cette brume salée qui enveloppe si souvent la Venise
nocturne. Je commençai à apprécier mon épais manteau de laine. Dans ce
brouillard, les flammes qui dansaient au-dessus des paniers de fer

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