Les voyages interdits
bien
carabinés.
— Et comme je n’aurai désormais plus aucun besoin
d’un avocat, je suppose que vous n’êtes venu ici que pour me procurer un ultime
réconfort.
— Je vous apporte des nouvelles qui devraient,
dans une certaine mesure, vous réconforter, en effet. Le Conseil a élu ce matin
un nouveau doge.
— Ah, je vois. Ils avaient différé l’élection
jusqu’à ce qu’ils tiennent l’assassin de celui qui aurait dû le devenir. Et ils
m’ont, à présent. En quoi avez-vous pu croire que cela pourrait me
réconforter ?
— Vous l’avez peut-être oublié, mais votre père
et votre oncle font partie du Conseil. Or il se trouve que, depuis leur
miraculeux retour après leur longue absence, ils sont devenus les membres les
plus populaires de la communauté des marchands. Ils ont donc pu exercer, au
cours de cette élection, une influence non négligeable sur les votes de tous
les nobles commerçants. Un candidat du nom de Lorenzo Tiepolo, qui convoitait
ardemment le titre de doge, s’est arrangé pour obtenir le vote marchand en
promettant une faveur à l’égard de votre père et de votre oncle.
— Une faveur de quel ordre ? m’enquis-je,
n’osant même plus espérer de nouveau.
— Il est de tradition que le nouveau doge,
lorsqu’il entre en fonction, prononce une amnistie. Le Sérénissime Tiepolo
serait prêt à pardonner votre félonne tentative d’incendie, laquelle a permis
l’évasion du sieur Mordecai Cartafilo.
— Je ne serai donc pas brûlé comme un
incendiaire, commentai-je. Je me contenterai d’avoir la main coupée et d’être
décapité pour assassinat.
— Non, pas du tout. Vous avez raison de penser
qu’ils tiennent l’assassin, mais tort de croire qu’ils pensent que c’est vous.
Un autre homme a confessé avoir commis ce meurtre.
Heureusement que la cellule était petite, car je
serais tombé à la renverse. Je me contentai donc de chanceler et m’affaissai
contre le mur.
Le frère continua, avec une lenteur insupportable :
— Ne vous ai-je pas annoncé que je vous apportais
des nouvelles réconfortantes ? Vous avez de meilleurs avocats que vous ne
le croyez, et ils se sont bien affairés pour vous. Le juif que vous avez libéré
ne s’est pas contenté de prendre le large en bateau pour une terre lointaine,
comme on aurait pu s’y attendre. Il n’a même pas cherché à se dissimuler dans
le dédale des petites rues du quartier juif. Plutôt que cela, il est allé
rendre visite à un prêtre (pas un rabbin, mais un prêtre chrétien), l’un des
ecclésiastiques de second rang à Saint-Marc.
— J’ai tenté d’attirer votre attention sur ce
prêtre, m’écriai-je.
— Eh bien oui, il semble en effet que ce prêtre
ait été l’amant secret de Dona Ilaria, mais elle n’a pas tardé à lui tenir
rigueur, apparemment, de l’avoir empêchée d’être la future dogaresse. Quand il
s’est vu repoussé, il a conçu un immense remords d’avoir perpétré ce lâche
assassinat dont il ne pouvait finalement tirer aucun bénéfice. Bien sûr, il
aurait pu se taire et garder à jamais cette affaire entre Dieu et lui-même.
C’est alors que Mordecai Cartafilo est entré en jeu. Il semble que le juif lui
ait parlé de certains papiers fort explicites qu’il détenait. Il n’a même pas
eu besoin de les lui montrer, les mentionner a suffi à transformer les remords
secrets du prêtre en vrai repentir, et, dans le secret du confessionnal, il est
allé avouer toute l’affaire à ses supérieurs. Il se trouve à l’heure qu’il est
assigné à résidence dans les appartements de la maison canoniale. Dona Ilaria,
qui est quant à elle considérée comme complice de ce crime, a également été
consignée chez elle sous bonne garde.
— Que va-t-il se passer, à présent ?
— Tous doivent attendre que le nouveau doge entre
en fonction. Il est fort probable que Lorenzo Tiepolo tente d’éviter que son
début de règne ne soit marqué du sceau du scandale. En effet, les personnes
impliquées ici sont autrement plus importantes qu’un simple enfant jouant à
l’apprenti bravo. La veuve de l’ex-prétendant au trône du doge, un
prêtre de la basilique Saint-Marc... On peut penser que le nouveau doge va tout
faire pour minimiser les remous. Il essaiera de faire juger le prêtre par un
tribunal ecclésiastique plutôt que par la Quarantia, et je parierais que le
coupable sera finalement exilé dans quelque paroisse retirée du
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