Les voyages interdits
bras.
Je m’étais attendu à trouver quelqu’un d’encore plus
impressionnant que mon oncle, mon père étant l’aîné. Mais il ne payait pas de
mine à côté de son frère ; il n’était pas aussi gros et costaud, et sa
voix était bien plus douce. Comme mon oncle, il portait une barbe de voyageur,
mais nettement taillée. Elle n’était pas d’un inquiétant noir corbeau, mais,
comme ses cheveux, d’un discret châtain clair, de la même teinte que les miens.
— Mon fils. Mon orphelin de garçon..., prononça
mon père avec un authentique accent de tendresse dans la voix.
Il m’embrassa, mais me repoussa bien vite à bout de bras
et, l’air gêné, ajouta :
— Tu sens toujours comme ça ?
— Non, père. J’ai été enfermé durant...
— Tu as l’air d’oublier, Nico, que nous avons
affaire là à un fieffé gibier de potence, qui a nargué les piliers et crânement
joué au bravo ! tonna mon oncle. Le chéri des matrones mal mariées,
le surineur des coins sombres, un ardent manieur d’épée et un libérateur de
juifs !
— Je vois... Allons, sourit mon père avec
indulgence, il faut bien que l’oisillon déploie un peu ses ailes s’il veut
pouvoir s’éloigner du nid. Viens, mon garçon, rentrons chez nous.
12
Les domestiques me firent nettement meilleure figure
que depuis la mort de ma mère, à croire, ma foi, qu’ils étaient heureux de me
revoir. Dès que j’eus émis le vœu de prendre un bain, la femme de chambre
s’empressa de me faire préparer de l’eau chaude, et maître Attilio, sur ma très
respectueuse requête, accepta volontiers de me prêter son rasoir. Je me baignai
(plutôt deux fois qu’une), grattai d’une main malhabile le duvet qui avait
envahi mon visage, enfilai une tunique et des chausses propres, puis rejoignis
mon père et mon oncle dans la pièce principale où se trouvait le poêle
recouvert de tuiles.
— Maintenant, commençai-je, je veux tout savoir de
vos voyages. Le moindre détail de tous les lieux que vous avez visités.
— Seigneur, on ne va pas recommencer !
grogna oncle Matteo. Depuis notre arrivée, on ne nous a pas laissé parler
d’autre chose.
— Nous aurons bien l’occasion d’y revenir, Marco,
tempéra mon père. Chaque chose en son temps. Parlons d’abord de tes propres
aventures.
— Elles sont achevées, heureusement !
m’empressai-je de répondre. Je préférerais aborder d’autres sujets.
Mais ils n’y semblaient pas disposés. Je leur narrai
donc, entièrement et franchement, tout ce qui m’était arrivé depuis l’œillade
fatale, au sortir du confessionnal, qui m’avait fait tomber en arrêt devant
Dona Ilaria, dans la basilique Saint-Marc. Tout, sauf bien sûr l’après-midi
galante passée ensemble. Je donnai ainsi l’impression que c’était dans un pur
élan de chevalerie juvénile que j’avais été mené à ma calamiteuse tentative de bravo.
Lorsque j’eus terminé, mon père émit un long soupir.
— N’importe quelle femme est capable de donner
des conseils au démon... Allons, disons que tu as agi de la façon qui te
semblait la meilleure. Et celui qui fait tout ce qu’il peut fait beaucoup. Mais
les conséquences, il faut le reconnaître, ont été tragiques. Mon fils, j’ai été
obligé de m’incliner devant l’exigence du doge de te voir t’exiler. Il aurait
pu, du reste, être bien plus sévère à ton égard.
— Je sais..., reconnus-je, l’air contrit. Où
vais-je aller, père ? Dois-je rechercher un pays de Cocagne ?
— Matteo et moi avons à faire à Rome. Tu nous y
accompagneras.
— Passerai-je ensuite à Rome le reste de mes
jours ? Je suis banni pour toujours, stipule ma sentence.
Mon oncle reprit une phrase prononcée par le vieux
Mordecai :
— Les lois de Venise sont toujours assidûment
respectées... l’espace d’une semaine. La perpétuité, pour un doge, se limite à
sa propre vie. Une fois que Tiepolo aura achevé la sienne, son successeur
pourra difficilement s’opposer à ton retour. Cela dit, ça pourrait prendre un
certain temps.
Mon père intervint alors :
— Ton oncle et moi sommes porteurs d’une lettre
adressée à Rome par le khakhan de Kithai...
Jamais je n’avais entendu aucun de ces mots à la rude
sonorité auparavant, et je l’interrompis pour le faire remarquer.
— Le khan des khans de tous les Mongols, expliqua
mon père. Peut-être as-tu entendu parler de lui comme du grand khan de ce
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