Les voyages interdits
se firent entendre dans le corridor.
À partir de cet instant, comme l’avait prévu mon
oncle, la panique et l’extrême confusion régnèrent. On nous tira de notre
cellule afin que des hommes puissent y pénétrer en rampant avec des baquets
d’eau. La fumée s’éleva en volutes autour de notre sortie, et les gardes nous
poussèrent prestement hors de leur passage. En dépit de leur nombre dans le
couloir, ils ne firent pas attention à nous. À la faveur de la fumée et de
l’obscurité, il nous fut aisé de dévaler le couloir et de franchir un coude
au-delà duquel Mordecai m’indiqua : « Par ici ! »,
s’élançant devant lui avec une prestesse que l’on n’aurait pas attendue d’un
homme de cet âge. Il avait fréquenté la prison assez longtemps pour en
connaître les moindres recoins et me conduisit sans aucune hésitation jusqu’à
ce que nous apercevions une lumière au fond d’un long corridor. Il s’arrêta
alors derrière un angle, inspecta attentivement les environs, puis me fit signe
de le suivre. Nous tournâmes dans un dernier couloir plus petit, éclairé de
deux ou trois lampes murales mais vide.
Mordecai s’agenouilla, me demandant de l’aider, et je
vis qu’une large dalle de pierre scellée dans le mur était munie d’anneaux de
fer. Mordecai en saisit un, moi l’autre, et nous tirâmes de toutes nos forces
la pierre qui se souleva, se révélant nettement plus mince que celles qui
l’entouraient. Un air merveilleusement frais, moite et imprégné d’une odeur de
sel pénétra par l’ouverture. Je me remis sur pied, pris une profonde
inspiration et, l’instant d’après, frappé par derrière, je tombai au sol. Un
garde, surgi de je ne sais où, hurlait à l’aide.
Il y eut un moment de confusion totale. Le garde se
jeta sur moi, et nous roulâmes sur la dalle de pierre, tandis que Mordecai,
couché près du trou, nous regardait bouche bée, les yeux écarquillés. Je me
retrouvai tout à coup positionné au-dessus du garde et en tirai avantage. Je me
tenais agenouillé de façon à faire peser tout mon corps sur sa poitrine, mes
genoux écrasant ses bras écartés au sol. Pressant de mes deux mains sur sa bouche
grande ouverte, je me tournai vers Mordecai et haletai :
— Je ne vais pas tenir... longtemps.
— Attends, mon gars, dit-il. Laisse-moi faire.
— Non. L’un de nous peut s’échapper. Pars, toi.
J’entendis des bruits de pas cavalcadant quelque part
dans les couloirs et venant dans notre direction.
— Vite !
Péniblement, entre deux grognements douloureux, je
réussis encore à lui glisser :
— Tu m’as... laissé le choix... entre les deux
araignées. Vas-y !
Mordecai me gratifia d’un regard un peu incrédule et
prononça lentement :
— Une telle faveur ne peut se payer que d’une
faveur équivalente... et il se glissa par l’ouverture, puis disparut.
J’eus le temps d’entendre son corps tomber dans l’eau,
puis je cédai et fus maîtrisé.
Je fus traîné sans ménagement le long des couloirs et
littéralement jeté dans une nouvelle cellule. Elle n’avait rien de nouveau,
entendons-nous bien : elle était tout aussi antique que les autres, mais
différente. Equipée d’une seule planche en guise de lit, elle était close d’une
porte sans aucun trou et ne disposait même pas d’un moignon de bougie en guise
éclairage. Je m’assis là dans la pénombre, meurtri de douloureuses ecchymoses,
et envisageai ma situation. En tentant de m’évader, j’avais compromis tout
espoir de prétendre à l’innocence pour ce dont on m’avait accusé. En manquant
cette évasion, je m’étais moi-même condamné au bûcher. Ma seule maigre
consolation était d’avoir obtenu une cellule individuelle. Je n’avais plus de
compagnon pour me voir pleurer.
Comme les gardes me privèrent longtemps de toute
nourriture, y compris de l’infâme gruau de la prison, et comme je vécus dès
lors dans la monotonie d’une pénombre perpétuelle, il me serait impossible de
préciser depuis combien de temps je me trouvais dans la cellule lorsque
quelqu’un y pénétra. C’était à nouveau le frère de Justice.
— Je suppose que le droit de visite de mon oncle
a été supprimé, demandai-je, sans illusion.
— Je doute qu’il ait lui-même envie de revenir, me
répondit frère Ugo. Je suppose qu’en repêchant en lieu et place de son neveu un
vieux juif tout mouillé, il a dû proférer quelques jurons impies et
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