Les voyages interdits
taille respectable, et, ce soir, elle était bienvenue au
vu de la foule incroyable que représentait à elle seule la gent masculine parmi
les invités de l’ostikan. Ils étaient pour la plupart arméniens et arabes, les
premiers incluant les proches et les relations plus ou moins éloignées de la
« royale » famille Bagratunian, auxquels venaient s’ajouter la
domesticité du palais, les membres officiels du gouvernement, ce que je
supposai représenter la noblesse de Suvediye et d’autres visiteurs encore,
venus de petite Arménie ou du reste du Levant. Tous les Arabes semblaient
appartenir à la tribu des Avedi qui devaient être fort nombreux, car tous
prétendaient en être des cheikhs d’un rang plus ou moins élevé. Nous n’étions
pas pour notre part les seuls étrangers, toute la famille circassienne de la
fiancée étant venue pour l’occasion des montagnes du Caucase. Je puis ici
l’affirmer, ces Circassiens étaient en effet – comme le veut leur réputation –
des gens d’une beauté stupéfiante, de loin les plus admirables de ceux qui se
trouvaient ici rassemblés.
Le banquet comprenait en fait deux repas séparés,
servis simultanément, composés d’un nombre impressionnant de plats. Ceux qui
nous furent servis, à nous et aux chrétiens d’Arménie, étaient les plus variés,
puisque non limités par une quelconque des superstitions infidèles. Ceux
présentés aux musulmans devaient en revanche exclure les nombreuses viandes
proscrites par le Coran : le porc, bien sûr, les coquillages, mais aussi
tous les animaux vivant dans un trou, qu’il soit dans le sol, dans un arbre ou
sous la boue du fond des mers.
Je ne fis pas particulièrement attention à ce que les
Arabes purent manger, mais je me souviens que notre plat principal, à nous les
chrétiens, fut un jeune chameau farci d’un agneau lui-même farci d’une oie,
laquelle était fourrée de porc émincé, de pistaches, de raisin, de pignons et
de diverses épices. Le tout était accompagné d’aubergines farcies, de marrows farcis et de feuilles de vigne farcies. Comme boisson, on nous servit des sharbats faits de neige encore glacée, laquelle avait été ramenée de Dieu
sait où par Dieu sait quels moyens et à Dieu sait quel coût. Ceux-ci
diversement parfumés – au citron, à la rose, au coing ou à la pêche – et tous
aromatisés de nard et d’encens. Comme desserts, il y eut des pâtisseries
fourrées au beurre ou au miel aussi croustillantes que des nids d’abeilles, et
une pâte appelée halwah faite d’amandes pilées, des tartes au citron et
des petits gâteaux fabriqués, aussi incroyable que cela puisse sembler, à
partir de pétales de rose et de fleurs d’oranger, ainsi que des dattes fourrées
aux amandes et aux clous de girofle. Il y avait également l’inégalable qahwah, des vins aux teintes variées et d’autres liqueurs alcoolisées.
Ces breuvages grisèrent rapidement les chrétiens, et
les Arabes comme les Circassiens ne furent pas longs à suivre. Il est bien
connu que le Coran des Arabes leur interdit de boire du vin, mais ce que l’on
sait moins, c’est que beaucoup de musulmans respectent strictement cette loi,
c’est-à-dire à la lettre. Je m’explique. Le vin devant être, à l’époque
où le prophète Mahomet écrivit le Coran, la seule boisson alcoolisée existante,
il ne lui vint pas à l’idée de prohiber par avance toute boisson ou substance
grisante qui pourrait être découverte par la suite. De sorte que de nombreux
musulmans, même scrupuleusement respectueux de la religion en général, se
sentent autorisés (lors des fêtes, en particulier) à boire tout ce qui, à la
différence du vin, ne provient pas du raisin des vignes, ainsi qu’à mâcher
cette herbe qu’ils appellent des divers noms de haschisch, banj, bhang ou ghanja, qui crée une ivresse au moins aussi forte que celle du vin.
Ce banquet nocturne était pourvu de boissons fort
excitantes auxquelles le Prophète n’aurait jamais songé, comme ce liquide
couleur d’urine appelé abijau, obtenu à partir de grain fermenté, ou l’araq, sorte de jus de dattes pilées, ou encore comme la boisson nommée medhu, une
essence de miel, le tout agrémenté de boulettes de haschisch à mâcher. Les
Arabes et les Circassiens, à l’exception d’une poignée de saints hommes âgés,
eurent tôt fait de se retrouver dans un état aussi fumeux, enjoué,
démonstratif, voire larmoyant que les chrétiens. Pas
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