Les voyages interdits
C’est la curieuse façon orientale d’opérer un achat.
Bien que, cette fois, Arpad s’en chargeât pour nous, l’affaire fut longue et
ennuyeuse.
Arpad et le vendeur de chevaux joignirent leurs mains
droites en gardant le bras tendu, laissant pendre jusqu’au sol leurs longues
manches comme des rideaux qui les isolaient des regards extérieurs ; dans
tous les bazars traînent en effet des badauds qui n’ont d’autre occupation que
d’espionner la façon dont les autres traitent leurs affaires. Après quoi,
chacun son tour frappa la main cachée de l’autre de ses doigts, le vendeur pour
indiquer son prix de vente de base, l’acheteur pour fixer le prix qu’il ne dépasserait
pas. Bien que j’aie appris, depuis, le fonctionnement subtil de ces annonces,
je ne vous assommerai pas de leur fastidieuse complexité. Qu’il vous suffise de
savoir que le premier commence par indiquer d’abord s’il s’agit d’unités, de
dizaines ou de centaines, avant d’en préciser dans un second temps le nombre,
un triple signal signifiant selon le cas trois, trente ou trois cents, etc. Le
système permet d’indiquer des fractions ainsi que les valeurs relatives des
monnaies si vendeur et acheteur n’utilisent pas la même, l’un parlant en
ducats, l’autre par exemple en dinars.
Au fil des étapes, le vendeur de chevaux baissa peu à
peu le montant de sa demande, tandis que le majordome augmentait graduellement
son offre. De cette façon, ils passèrent en revue toute la gamme des prix, des
plus raisonnables aux plus prohibitifs que l’on pût concevoir. En Orient, les
différents prix ont des noms variés : on parle ainsi du petit prix, du
prix royal, du prix de ville, du beau prix, du prix fixé, du bon prix... Il y
en a ainsi une infinité ! Lorsqu’ils eurent trouvé un montant acceptable
par les deux parties pour le premier cheval, il leur fallut répéter la manœuvre
pour les quatre suivants, et, dans chaque cas, le majordome dut se concerter
avec nous par intervalles, de façon à ne pas excéder la limite de nos moyens.
Chacune de ces opérations aurait parfaitement pu se
traiter à haute voix, mais cela ne se fait jamais ainsi. La confidentialité de
la méthode des mains et des manches profite à la fois au vendeur et à
l’acheteur, dans la mesure où personne ne peut savoir quel était le prix de
départ et celui finalement conclu. Un acheteur peut ainsi faire baisser un
vendeur jusqu’à un prix qui lui paraîtrait honteux s’il était rendu public,
mais il acceptera de s’y résoudre sachant que nul futur client ne pourra le
connaître et en tirer avantage. De même, l’acheteur assez motivé par un achat
pour qu’il n’ait pas trop envie de barguigner sur le prix pourra le payer sans
craindre d’être considéré comme un panier percé par d’éventuels spectateurs de
la transaction.
Nos cinq montures ne furent finalement négociées qu’à
la tombée du jour, ne nous laissant pas le temps d’acheter des selles, ni quoi
que ce soit d’autre. Il nous fallut rentrer au « palais » et passer
par le hammam afin de nous nettoyer avant de revêtir nos plus beaux habits en
vue du repas du soir. Ce serait le traditionnel banquet réservé aux hommes,
nous expliqua Arpad, qui sied à la veille de tout mariage. Tandis que l’on nous
massait au hammam, mon père confia à mon oncle, un brin d’anxiété dans la
voix :
— Matteo, nous allons devoir offrir un cadeau
pour honorer la cérémonie, soit à l’ostikan, soit à son fils, soit à sa
fiancée, si ce n’est à chacun d’eux. Je n’arrive pas à trouver ce qui pourrait
convenir. Pire, je ne vois guère ce que pourrait nous permettre notre budget.
Nous avons payé cher nos montures, et il nous reste de nombreuses marchandises
à acheter.
— Ne crains rien. J’y ai déjà pensé, assura mon
oncle, toujours aussi confiant. J’ai jeté un coup d’œil dans la cuisine où ont
lieu les préparatifs du banquet. Comme colorant et condiment, les cuisiniers
utilisent ce qu’ils m’ont indiqué être du safran, mais je l’ai goûté, et
crois-moi si tu veux, jamais je n’en ai connu de pire. C’est un sous-produit qui
n’a rien à voir avec le nôtre. Nous allons donc faire présent à l’ostikan d’une
brique de notre beau safran doré, il l’appréciera bien plus que tous les
bibelots clinquants qu’on va lui offrir de toutes parts.
Malgré sa relative décrépitude, le palais possédait
une salle à manger de
Weitere Kostenlose Bücher