Les voyages interdits
d’eux-mêmes, plus bons à grand-chose si ce n’est à boire et à escroquer
les clients sur les bazars. C’est ce que j’avais entendu dire et ce que
démontrait le fils de l’ostikan. Je ne parle pas ici de la façon dont il était
venu exposer sa fiancée, mais de ce qui s’ensuivit.
Dès que Seosseres se fut éclipsée, Kagig s’effondra de
nouveau près de notre nappe, entre mon père et moi, et regarda à la ronde avec
un petit sourire satisfait de lui-même, interrogeant à la cantonade :
— Alors, hein ? Qu’en avez-vous pensé ?
L’entourage masculin de la jeune fille qui se trouvait
à proximité se contenta de lui jeter des regards noirs, tandis que d’autres,
près de nous, murmurèrent quelques paroles d’éloge respectueuses. Kagig fit le
paon et se rengorgea comme si ces commentaires flatteurs lui étaient destinés
en propre, après quoi il se mit en devoir d’aggraver son ébriété ainsi que la
vilenie de son comportement. Ses constantes louanges relatives à sa princesse,
délaissant peu à peu la beauté de son visage, en vinrent progressivement à
l’évocation des attraits de parties bien différentes de sa personne. Ses petits
sourires se muèrent en grimaces ouvertement lubriques, et ses lèvres en forme
de limaces se mirent à baver d’envie. Bientôt, il fut si imprégné d’alcool et
de désir qu’il se trouva en train de murmurer :
— Pourquoi attendre ? Pourquoi devrais-je
patienter jusqu’à ce que ce vieux Dimirjian croasse ses serments devant
nous ? Je suis déjà son mari, non ? Il ne m’en manque que le titre
officiel. Alors, cette nuit, la nuit prochaine, quelle différence... ?
Brusquement, il s’arracha aux coussins sur lesquels il
était affalé pour divaguer de nouveau à travers la salle et marcher pesamment
jusqu’aux escaliers. Comme je l’ai déjà signalé, le palais n’était pas d’une
construction particulièrement robuste. Aussi, toute personne soucieuse de
dresser l’oreille – et je le fis – aurait pu entendre ce qui arriva ensuite.
Cependant, aucun des autres invités, pas même l’ostikan ni les Circassiens qui
auraient pourtant dû être les premiers intéressés à l’affaire, ne sembla prêter
attention à l’abrupt départ de Kagig ainsi qu’aux bruits qui s’ensuivirent. Je
les entendis pour ma part fort bien, tout comme mon père, resté sobre, et nos
deux frères prêcheurs. En tendant l’oreille, je distinguai des chocs sourds et
répétés, de petits cris et des ordres étouffés, suivis de protestations
affolées, et bientôt de nouveaux cognements insistants et suivis qui finirent
par se muer en un battement rythmique sans équivoque. Mon père et les frères se
levèrent, je les imitai, et nous aidâmes oncle Matteo à en faire autant. Après
quoi, nous allâmes tous les cinq prendre congé de l’hôte Hampig – lequel,
totalement ivre, se fichait pas mal que nous fussions là ou pas – et regagnâmes
nos appartements.
Nous passâmes la matinée du lendemain au bazar,
toujours en compagnie d’Arpad. Le pauvre était héroïque de nous prêter ainsi
assistance, car il était évident qu’il avait du mal à se remettre de la nuit
particulièrement arrosée de la veille. Cependant, malgré une solide gueule de
bois, il sut remplir avec efficacité son office de marchandeur durant une
nouvelle série d’interminables transactions.
Nous achetâmes des selles, des paniers, des brides et
des couvertures, et fîmes livrer le tout avec nos chevaux aux écuries du palais
par des employés du bazar afin qu’ils fussent prêts pour notre départ. Nous
fîmes également l’acquisition d’outrés de cuir destinées à transporter l’eau,
ainsi que de nombreux sacs de fruits et de raisins secs, et d’imposants
fromages de chèvre protégés de toute détérioration par d’épaisses couches de
cire. Sur la suggestion d’Arpad, nous fîmes aussi l’achat d’un instrument
appelé kamàl. Ce n’était rien d’autre qu’un rectangle pas plus grand que
la paume de la main, fait de lattes de bois tel un petit cadre sans image,
auquel pendait une longue corde.
— Tout voyageur, commença savamment Arpad, peut déterminer
d’après le soleil ou les étoiles où se trouvent le nord, l’est, l’ouest et le
sud. Vous allez vous diriger vers l’est et, chaque jour, vous jugerez de votre
progression en fonction de votre vitesse de marche. Mais il vous sera
quelquefois difficile d’évaluer si vous avez
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