Les voyages interdits
resterons ici, à Suvediye, pour assister
aux noces royales, coupa oncle Matteo, glissant au passage le ronflant
adjectif. Cependant bien sûr, il nous faudra continuer notre voyage juste
après.
Aussi, je pense que Votre Excellence aura, dans ce
délai, veillé à nous aider à compléter notre équipement en montures et autres
vivres.
— Eh bien... euh... oui, évidemment, dut concéder
Hampig, un peu bousculé de se voir imposer quelques conditions en échange.
Il sonna vigoureusement de la main une cloche, et l’un
de ses subalternes fit son entrée.
— Messieurs, voici mon majordome. Arpad, vous
conduirez ces messieurs à leurs appartements, puis vous présenterez les deux
frères à l’évêque métropolitain et accompagnerez ces nobles visiteurs au marché
afin de leur apporter toute l’aide dont ils pourront avoir besoin.
Il se tourna ensuite vers nous.
— Très bien, donc. Messieurs, je vous souhaite la
bienvenue à Suvediye et vous invite officiellement à vous joindre au royal
mariage ainsi qu’à toutes les festivités qui l’entoureront.
Arpad nous conduisit à deux chambres de l’étage, une
pour nous, l’autre pour les frères. Dès que nous eûmes déballé ce qui nous suffisait
pour un bref séjour, nous redescendîmes, récupérâmes les deux frères et
partîmes à la rencontre du métropolitain Dimirjian. C’était un vieil homme
imposant, dont le profil étonnant faisait oublier l’effacement de son
cou : un nez massif, une mâchoire inférieure aussi puissante que
protubérante, des sourcils en visière et de longues oreilles charnues. Dès
qu’il eut pris en charge les deux frères afin de les initier au minutieux
cérémonial du lendemain, mon père, mon oncle et moi suivîmes le majordome Arpad
en direction du marché de Suvediye.
— Vous devriez vous habituer à l’appeler du nom
de bazar, expliqua-t-il, très obligeant. C’est le mot farsi que l’on
utilise, ici comme dans tout l’Orient. Vous venez vous approvisionner à la
bonne période, le mariage ayant attiré des marchands de toutes parts, pourvus
d’un grand choix d’articles. Mais je ne saurais trop vous conseiller de me
laisser vous aider, pour le marchandage des denrées. Dieu sait combien les
commerçants arabes peuvent être roublards et escrocs, mais les Arméniens sont
si incroyablement plus sournois encore que seul un Arménien ose traiter avec
eux. Là où des Arabes ne vous auraient laissé que la peau sur les os, les
Arméniens, eux, vous auront entièrement dépecés.
— L’essentiel, pour nous, ce sont les animaux de
bât, annonça mon oncle. Ils pourront nous transporter, et nos bagages avec.
— Je vous suggère de choisir des chevaux, glissa
Arpad. Vous pourriez être amenés à en changer plus tard pour des chameaux,
lorsque vous traverserez de vastes étendues désertiques. Mais, pour l’instant,
vu que votre prochaine destination, Bagdad, ne représente pas un trop rude
voyage, des chevaux seront plus rapides et sans doute plus faciles à diriger
que des chameaux. Des mules seraient certes encore supérieures, mais je doute
que vous souhaitiez mettre aussi cher.
Dans la majeure partie de l’Orient comme dans notre
Europe civilisée, la mule, animal d’un caractère aimable et docile, aussi
intelligent que raisonnable, est la monture préférée des hommes et des dames de
la haute société. De ce fait, le moindre éleveur de mules demande sans rougir
de ses animaux des prix exorbitants. Mon père et mon oncle en convinrent, il
faudrait se débrouiller avec des chevaux.
Nous visitâmes donc plusieurs corrals entourés de
cordes aux alentours du bazar, où l’on trouvait à vendre toutes sortes de bêtes
à monter ou de bât : mules, ânes et chevaux de toutes races, du plus
raffiné pur-sang arabe au plus lourd cheval de trait, ainsi que des chameaux et
leurs cousins, des coureurs au poil lisse et soyeux que sont les dromadaires.
Après avoir examiné nombre de chevaux, mon père et mon oncle en sélectionnèrent
cinq (deux hongres et trois juments) à la fois solidement charpentés et
d’apparence saine. Bien que moins massifs que les animaux de trait, ils
n’avaient rien de l’élégance racée des pur-sang arabes.
L’achat de cinq montures exige cinq marchandages
distincts. C’est là, dans ce bazar de Suvediye, que j’assistai à cette procédure
dont je finirais un jour par être écœuré, à force de l’avoir pratiquée dans
chaque bazar de l’Orient.
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