L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
demi-douzaine de voix, tous les dragons étant attroupés autour du prétendu ministre, et se faisant une fête de le mystifier.
Harvey craignit intérieurement que si les soldats venaient à manier ses vêtements avec peu de cérémonie, sa perruque ou son chapeau ne se déplaçât, accident qui aurait infailliblement fait échouer son entreprise ; il prit donc le parti de céder de bonne grâce à leur demande. Étant monté sur le bloc, il toussa deux ou trois fois, jeta encore plusieurs coups d’œil au capitaine, qui n’en resta pas moins immobile, et commença ainsi qu’il suit :
– J’appellerai votre attention, mes frères, sur deux versets du second livre de Samuel, où vous trouverez les mots suivants : Et le roi fit une complainte sur Abner, et dit : Abner est-il mort comme meurt un lâche ? Tes mains n’étaient point liées, et tes pieds n’avaient point été mis dans les fers ; mais tu es tombé comme on tombe devant les méchants ; et tout le peuple recommença à pleurer sur lui. – César ; je vous le répète, partez en avant et allez chercher le livre comme je vous l’ai dit. L’esprit de votre maître est dans la souffrance faute de l’avoir.
– Excellent texte, s’écrièrent les dragons ; continuez ! continuez ! Boule de neige peut rester ; il a besoin d’être prêché tout comme un autre.
– Eh bien ! drôles ! que faites-vous donc là ? s’écria le lieutenant Mason, qui revenait en ce moment d’une petite promenade qu’il avait faite afin d’aller rire aux dépens d’un régiment de milice qui faisait l’exercice. Retirez-vous tous, et que je trouve un cheval qui ne soit pas étrillé, ou qui manque de litière, quand je ferai ma ronde !
Le son de la voix de l’officier opéra comme un talisman, et nul prédicateur n’aurait pu désirer un auditoire plus silencieux, quoique peut-être il en eût souhaité un plus nombreux. À peine Mason avait-il fini de parler qu’il ne restait plus à Harvey d’autre auditeur que le représentant de César. Le colporteur profita de ce moment pour monter à cheval ; mais, pour bien jouer son rôle, il fallait qu’il mit de la gravité dans ses mouvements, car la remarque du dragon sur la maigreur de son cheval n’était que trop juste, et il voyait une douzaine d’excellents chevaux sellés et bridés et prêts à recevoir leurs cavaliers.
– Eh bien ! dit Mason à Harvey, avez-vous mis la bride sur le cou du pauvre diable qui est là-haut ? Peut-on le lâcher en sûreté sur la route de l’autre monde ?
– L’esprit malin inspire tes discours, homme profane, répondit le faux ministre en joignant les mains et en les levant au ciel avec une sainte horreur, et je partirai d’ici comme Daniel délivré de la fosse du lion.
– Pars donc, hypocrite ! pars, misérable chanteur de psaumes, brigand déguisé ! dit Mason d’un ton de mépris. Par la vie de Washington ! un brave soldat ne peut retenir son indignation en voyant de pareilles bêtes de proie, de tels animaux voraces, ravager un pays pour lequel il verse son sang ! Si je te tenais sur mon habitation de Virginie, je t’apprendrais un autre métier : je te ferais planter du tabac.
– Oui, je partirai en secouant la poussière de mes souliers, pour que rien de ce qui sort de cette caverne impure ne puisse souiller les vêtements du juste.
– Et dépêche-toi, ou je secouerai la poussière de tes habits. Un drôle qui s’avise de venir prêcher mes soldats ! C’est ce fou d’Hollister qui leur met le diable au corps par ses exhortations. Eh bien ! eh bien ! noiraud, où allez-vous donc en si bonne compagnie ?
– Il m’accompagne, dit Harvey se hâtant de répondre pour Henry, pour rapporter à son maître un livre qui lui aplanira le chemin du ciel, et qui rendra son âme aussi blanche que la peau de ce nègre est noire. Voudriez-vous priver un homme qui va mourir des consolations de la religion ?
– Oh ! non non. Le pauvre diable ! je le plains de toute mon âme ! une de ses tantes nous a donné un fameux déjeuner. Mais à présent que tu lui as fait ta visite, maître Apocalypse, et qu’il peut mourir en bonne conscience, ne te montre plus ici, si tu as quelque égard pour la peau qui couvre ton squelette.
– Je ne cherche pas la société des impies et des blasphémateurs, dit Birch en s’éloignant, suivi du prétendu César, avec un air de gravité cléricale ; je pars, mais je laisse derrière
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