L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
lui-même mis en garde contre la possibilité de quitter bientôt de si bons quartiers, il restait encore tant de provisions que la prudente miss Peyton ne savait trop comment s’y prendre pour en tirer le parti le plus avantageux. Une longue conférence confidentielle eut lieu à ce sujet entre César et sa maîtresse, et le résultat en fut que le colonel Wellmere fut abandonné à l’hospitalité de Sara. Tous les sujets ordinaires de conversation étaient épuisés quand le colonel, avec un peu de ce malaise qu’éprouve toujours jusqu’à un certain point celui qui sent qu’il a une erreur à se reprocher, fit allusion aux événements de la journée précédente.
– Je ne pensais guère, miss Wharton, quand je vis pour la première fois ce M. Dunwoodie chez vous, dans Queen-Street, que je trouverais en lui un guerrier si renommé, dit Wellmere avec un sourire méprisant.
– Renommé, si l’on prend en considération l’ennemi qu’il a vaincu, répondit Sara entrant dans les sentiments de son compagnon. L’accident qui vous est arrivé a été malheureux sous tous les rapports ; car sans cette circonstance les armes de notre roi auraient triomphé comme à l’ordinaire.
– Et cependant le plaisir de la société dans laquelle cet accident m’a conduit, m’a plus que dédommagé de la mortification et des blessures dont il a été cause, dit le colonel d’un ton des plus doucereux.
– J’espère que ces blessures sont peu de chose, répliqua Sara, cherchant à cacher sa rougeur en se baissant pour couper avec les dents un fil de l’ouvrage attaché sur ses genoux.
– Les blessures du corps sont en effet peu de chose en comparaison des autres, dit le colonel sur le même ton ; ah ! miss Wharton ! c’est en de pareils moments qu’on apprécie toute la valeur de l’amitié et de la compassion.
On peut difficilement se figurer sans en avoir fait l’épreuve quels progrès rapides le cœur d’une femme peut faire en amour dans le court espace d’une demi-heure. Lorsque la conversation commença à rouler sur l’amitié et la compassion, Sara trouva le sujet trop intéressant pour oser se fier à sa voix. Elle leva pourtant les yeux sur le colonel, et vit qu’il contemplait ses beaux traits avec un air d’admiration si manifeste, que les paroles n’étaient pas nécessaires pour l’exprimer.
Leur tête-à-tête dura une heure sans interruption, et quoique le colonel n’eût pas prononcé ce qu’une matrone expérimentée aurait appelé un mot décisif, il dit une foule de choses qui enchantèrent sa compagne, et elle se retira dans son appartement, le cœur plus léger qu’il ne l’avait été depuis que son frère était prisonnier des Américains.
CHAPITRE XVI
Laissez-moi caresser le flacon. Un soldat est un homme ; la vie n’est qu’un instant ; n’empêchez donc pas un soldat de boire.
Yago
La position occupée par le corps des dragons était, comme nous l’avons déjà dit, une halte favorite de leur commandant. Un groupe de cinq ou six chaumières, en fort mauvais état, formait ce qu’on appelait le village des Quatre-Coins qui devait son nom aux deux routes qui le coupaient à angles droits. Au-dessus de la porte du plus considérable et du moins dilapidé de ces édifices, on voyait attaché à un poteau, ressemblant à une potence, une enseigne, sur laquelle on lisait en grosses lettres : Bon logis à pied et à cheval ; et quelques beaux esprits faisant partie du corps des dragons de Virginie avaient écrit par-dessous avec de la craie rouge : Hôtel de Betty Flanagan .
La matrone à qui l’on faisait tant d’honneur était vivandière, blanchisseuse, et, pour nous servir de l’expression de Katy Haynes, docteur femelle du corps. Elle était veuve d’un soldat qui avait été tué au service, et qui, né comme elle dans une des Antilles, était venu chercher fortune dans les colonies. Elle suivait constamment le corps de Dunwoodie qui était rarement stationnaire plus de deux jours dans le même endroit, mais elle l’accompagnait dans une petite charrette chargée d’objets propres à rendre sa présence agréable. Elle arrivait toujours la première à l’endroit où l’on devait camper, et avait soin d’y choisir un local favorable à ses opérations. Sa célérité en pareil cas était presque surnaturelle. Tantôt sa charrette lui servait de boutique, tantôt les soldats lui construisaient un abri avec les matériaux qu’ils
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