L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
d’une saison glaciale ; mais au dedans le feu de la passion me consume. »
Frances abandonna son âme tout entière aux charmes de la mélodie, quoique les paroles de la chanson exprimassent un sens qui, réuni aux événements de cette journée et de celle qui l’avait précédée, faisait naître dans son sein un sentiment d’inquiétude qu’elle n’avait jamais éprouvé auparavant. Isabelle se retira de la fenêtre à l’instant où le dernier son de sa voix venait de se faire entendre à l’oreille de celle qui l’écoutait, et pour la première fois elle aperçut la figure pâle de sa compagne. Un feu soudain anima en même temps les joues des deux jeunes filles ; l’œil bleu de Frances rencontra un instant l’œil noir d’Isabelle, et leurs regards se baissèrent sur-le-champ vers le tapis. Elles s’avancèrent pourtant l’une vers l’autre, et elles s’étaient donné la main avant qu’aucune d’elles eût osé regarder sa compagne en face.
– Ce changement soudain de temps et peut-être la situation de mon frère ont contribué à m’inspirer de la mélancolie, miss Wharton, dit Isabelle d’un ton fort bas et d’une voix tremblante.
– On pense que vous n’avez rien à craindre pour votre frère, répondit Frances avec le même air d’embarras ; si vous l’aviez vu quand le major Dunwoodie l’a amené ici.
Elle s’interrompit ; elle se cachait honteuse sans trop savoir pourquoi. Levant les yeux sur Isabelle, elle la vit étudier sa physionomie avec la plus vive attention, et elle rougit de nouveau.
– Vous parliez du major Dunwoodie, dit miss Singleton d’une voix faible.
– C’est lui qui a conduit ici votre frère.
– Connaissez-vous Dunwoodie ? L’avez-vous vu souvent ? s’écria Isabelle d’une voix qui fit tressaillir sa compagne. Frances se hasarda une seconde fois à la regarder en face, et elle vit encore ses yeux perçants fixés sur elle comme si elle eût voulu pénétrer dans ses plus secrètes pensées. Parlez, miss Wharton ; le major Dunwoodie vous est-il connu ?
– Il est mon parent, répondit Frances presque effrayée de l’état dans lequel elle voyait sa compagne.
– Votre parent ! répéta miss Singleton. À quel degré ? Répondez, miss Wharton ! je vous en supplie, répondez-moi !
– Le père de ma mère était cousin du sien, répondit Frances avec une confusion occasionnée par la véhémence d’Isabelle.
– Et il doit vous épouser ? s’écria miss Singleton avec vivacité.
La fierté de Frances se révolta contre une attaque si directe, et elle leva les yeux avec quelque hauteur sur celle qui l’interrogeait ainsi : mais la vue des joues pâles et des lèvres tremblantes d’Isabelle désarma à l’instant même tout son ressentiment.
– C’est donc la vérité : ma conjecture était juste. Parlez, miss Wharton ; par compassion, répondez-moi, je vous en conjure ! Aimez-vous Dunwoodie. Il y avait dans la voix de miss Singleton un accent plaintif qui fit disparaître tout le mécontentement de Frances ; et pour toute réponse elle couvrit son visage brûlant de ses deux mains en se laissant tomber sur une chaise.
Isabelle se promena quelques instants en silence dans la chambre jusqu’à ce qu’elle eût pu maîtriser la violence de son agitation. S’approchant alors de sa compagne, en cherchant à déguiser à ses yeux la honte qu’elle éprouvait, elle lui prit la main en lui disant avec un effort évident pour montrer du calme :
– Pardon, miss Wharton, si un sentiment irrésistible m’a fait oublier les convenances ; le puissant motif, la cruelle raison…
Elle hésita, Frances leva la tête ; les yeux des deux jeunes filles se rencontrèrent encore une fois ; elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et leurs joues brûlantes se touchèrent. Cet embrassement fut long, sincère ; mais aucune d’elles ne parla, et lorsqu’elles se séparèrent, Frances se retira dans sa chambre sans autre explication.
Tandis que cette scène extraordinaire se passait dans l’appartement de miss Singleton, d’autres objets de grande importance se discutaient dans le salon. La tâche de disposer ces restes d’un aussi grand dîner que celui qui venait d’avoir lieu n’exigeait pas peu de calcul et de réflexion. Quoique plusieurs oiseaux sauvages se fussent familiarisés avec les poches du dragon au service du capitaine Lawton, et que l’aide du docteur Sitgreaves se fût
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