L'Eté de 1939 avant l'orage
discret possible. Mal lui en prit, car après quelques minutes il entendit derrière lui:
â Mais je vous reconnais!
Lâavocat se retourna lentement pour se retrouver face à face avec André Blanchet, le jeune interne boutonneux avec qui il avait eu maille à partir devant lâentrée de lâHôtel-Dieu.
â Pardon, articula-t-il, hésitant. Vous me connaissez?
â Bien sûr. Le professeur Daigle, lâami des Juifs. Avec votre déguisement, jâai eu un peu de mal à vous replacer, mais maintenant, au son de votre voix, impossible de me tromper.
Son accoutrement lui permettait de passer pour un travailleur aux yeux dâinconnus, sans le rendre méconnaissable toutefois. Blanchet se trouvait avec quelques camarades de son âge, tous vêtus dâune blouse blanche. Sans doute lâétudiant travaillait-il dans un hôtel de la région la fin de semaine, pour assurer sa subsistance, car son statut dâinterne ne devait pas lui permettre de regarnir ses goussets.
â Vous savez qui est cet homme, venu vous espionner? sâexclama-t-il à haute voix pour que tous les témoins entendent. Renaud Daigle. Celui qui a défendu Cohen, il y a quelques semaines.
Le regard de lâavocat allait des chemises noires au jeune interne, qui retrouvait toute la colère que lui avait inspirée son intervention, quelques semaines plus tôt. Visiblement, lâoccasion de régler ses comptes le réjouissait. Il faisait mine dâenlever sa veste tout en continuant:
â Cette fois, nous viderons la question, et je ne doute pas que les camarades se fassent un plaisir de vous dire ce quâils pensent des amis des Juifs.
Derrière leur table, les chemises noires se consultaient des yeux, certains hommes amorçaient le geste de se lever en sâassouplissant les jointures. Renaud jeta un coup dâÅil vers lâarrière. La porte se trouvait tout au fond, jamais il ne lâatteindrait avant quâon lui mette la main dessus.
â Pas de ça ici, clama une voix un peu plus loin.
Alfred Côté sâavançait, autoritaire. Il ordonna à ses militants:
â Vous autres, vous avez un travail à effectuer. Continuez.
Les chemises noires reprirent leur chaise, plongèrent le nez dans la documentation posée devant eux, cherchèrent des badauds susceptibles de vouloir se détourner dâune bagarre pour revenir à leur littérature.
â Mais ce type, câest Renaud Daigle. Il défend les Israélites.
â Nous tenons une activité politique. Tout le monde est bienvenu, même les Juifs, ou leurs amisâ¦
â Si vous êtes trop lâche, je mâen occuperaiâ¦
Ces mots valurent à lâinterne un regard mauvais. Il comprit son erreur, déglutit.
â Sâil y a une bagarre ici, je la commencerai moi-même, et je la terminerai, croyez-moi, menaça Côté. Le Conseil municipal nous a chargés de maintenir lâordre. Si vous ne vous calmez pas immédiatement, je vais vous sortir dâici.
Le ton ne tolérait aucun commentaire. André Blanchet consulta ses amis du regard, constata quâaucun dâentre eux ne risquerait de recevoir un mauvais coup pour venir à son aide.
â Si notre cause vous intéresse, continua la chemise noire plus amène, suivez-moi, je vous expliquerai comment devenir membre. Et si ce monsieur se trouve vraiment là pour espionner, il découvrira sans doute un taxi pour retourner chez lui.
Il y en a près de la station.
Renaud ne se le fit pas dire deux fois et sortit de la salle paroissiale. Pendant tout le trajet jusquâà la gare, il eut la vague impression dâêtre poursuivi. Sa crainte sâestompa quand une grosse Chevrolet conduite par un homme jovial le ramena à Sainte-Agathe.Â
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â Comme cela, ton petit interne favori profite aussi du bon air des Laurentides.
à son retour à la maison, le premier soin de Renaud avait été de prendre un bain chaud. Virginie était venue le rejoindre et, assise sur la chaise placée près de la baignoire, elle avait écouté son récit des événements.
â Oui. Les internes touchent une rémunération plutôt symbolique. Je suppose quâun emploi dans un hôtel de la région lâaide à faire face à ses obligations. Plusieurs étudiants finissent leur séjour
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