L'Eté de 1939 avant l'orage
plaine torturée se couvrait dâune multitude dâhommes en uniformes gris. Le son lourd des mitrailleuses se faisait entendre, ouvrant des brèches dans la muraille de poitrines. Puis les artilleurs britanniques se mirent de la partie aussi, redessinant le paysage sous les yeux du lieutenant.
â Tirez, tirez. Ne les laissez pas approcher.
Un revolver à la main, Renaud courait derrière la ligne kaki de ses hommes. Chacun appuyait les coudes dans la boue écÅurante, déchargeant sa .303 Lee Enfield sur la ligne des uniformes gris, actionnant le verrou, tirant à nouveau. Les soldats ne retrouvaient la sécurité relative du fond de la tranchée que pour recharger leurs armes, ou alors pour crever.
Personne ne visait vraiment dans ce genre dâattaque: la terreur ne leur aurait pas permis de le faire, de toute façon. Tout au plus pointait-on son arme vers la ligne ennemie pour la décharger au plus vite. Mais malgré toutes les balles gaspillées, la pluie de plomb dâun feu nourri multipliait les victimes. Lors dâune attaque de ce genre, huit assaillants sur dix se retrouvaient hors de combat. De ce nombre, deux ou trois étaient tués, les autres blessés.
Lâeffort des défenseurs ne suffisait pas. Des Allemands atteignaient maintenant leur trou, déchargeaient leur Mauser dans la poitrine de leurs adversaires, sautaient dans la boue en hurlant, perçaient le corps des Anglais de leur baïonnette. Les hurlements assourdissaient Renaud, sans compter le son de son revolver. Un, deux, trois assaillants sâécroulèrent devant lui, avant que le qua-trième ne lui enfonce sa lame dâacier entre les côtes.
Le visage de son adversaire près du sien, Renaud fixait ses grands yeux bleus, ses cheveux blonds visibles sous les bords du casque dâacier. Pas celui couvert de tissu et surmonté dâune pointe ridicule porté en 1916, mais le casque tombant bas sur le cou, dâun acier bien lisse, des armées du Reich allemand de 1939. Puis cet homme portait une croix gammée au bras, deux lettres, des «S» stylisés, en forme dâéclairs, sur les pointes du col.
La scène se dissolvait devant les yeux dâun Renaud vieillissant qui faisait maintenant ses quarante-cinq ans, dont la gorge nâémettait plus quâun râle sifflant. Du paysage lunaire de la Flandre, il se retrouvait sous la forêt dâépinettes des Laurentides. Le nazi abandonna son Mauser fiché dans sa poitrine, sortit son pistolet, se précipita vers une maison entourée dâune longue galerie encombrée de chaises Adirondack. Il ouvrit la porte, monta comme en glissant au-dessus des marches jusquâà lâétage, posa la main sur la poignée de la porte de la chambre de Nadjaâ¦
â Non!
Couvert de sueur, Renaud sâétait dressé à demi dans son lit. Sa poitrine se soulevait douloureusement, de façon irrégulière, émettant un sifflement à chaque respiration. Près de lui, éveillée en sursaut, Virginie cherchait le bouton de la lampe, sur la table de chevet. Puis dans la lumière tamisée, elle passa les bras autour de la poitrine de son mari en disant:
â Là , là , calme-toi. Je suis tout près.
Tout de même, Renaud ne retrouva une respiration à peu près normale que lentement, le temps de réaliser où il se trouvait vraiment. à la fin, il sâétendit à nouveau, ferma les yeux alors que sa femme lui caressait la poitrine en lui murmurant doucement à lâoreille les mêmes mots quâelle utilisait avec Nadja les nuits de grande terreur enfantine.
â Bon Dieu! glissa lâhomme après un moment. Il me faut un grand verre de whisky.
â Ce qui ne tâaidera certainement pas à te rendormir. Il y a plusieurs mois que tes cauchemars nâétaient pas revenusâ¦
Depuis vingt-trois ans, certaines nuits lâhomme revivait sa guerre. Bien sûr, cela se produisait moins souvent que tout de suite après sa démobilisation. Mais jamais la paix ne lui reviendrait tout à fait.
â Tu as encore une fois reçu la visite de ton soldat?
Ses pires cauchemars mettaient en scène un jeune militaire, lâun de ses hommes abandonné blessé dans le no manâs land . à la fin, Renaud lâavait abattu pour mettre fin à ses souffrances⦠et pour
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