L'Eté de 1939 avant l'orage
pas. Je suis plutôt heureuse que Fran ait trouvé quelquâun de son âge avec qui jouer. De mon côté, je me demandais si ma Fran ne dérangeait pas votre mari dans son travail.
â Je pense que câest tout à fait le contraire. Au lieu de devoir occuper Nadja à lui seul, il profite dâun répit.
La grande rousse adressa un sourire à sa voisine, comme pour appuyer sa conviction que les hommes ne sây entendaient pas très bien pour distraire les enfants. Le silence sâinstalla entre elles, que la jeune femme rompit en disant:
â Vous voulez boire quelque chose avec moi? Un thé, un café?
â Ce serait avec plaisir, mais mon mari devrait arriver dâune minute à lâautre. Il quitte Montréal dès la fermeture du magasin le samedi, et il se retrouve ici affamé.
â Donc, ce sera pour une prochaine fois?
â Dâaccord, avec plaisir.
Toutes deux retournèrent à leur siège respectif, rassurées sur le sort de leur fillette si les relations de bon voisinage se poursuivaient tout lâété.
La salle paroissiale ne payait pas de mine. Il sâagissait dâune bâtisse longue et étroite à un étage, construite de bois et recouverte dâun papier brique brunâtre. Devant la porte, quelques membres des chemises noires se tenaient bien droits, une torche fumante à la main. Les personnes présentes comprenaient lâallusion aux messes nazies de Nuremberg, dont les actualités filmées rendaient compte fidèlement depuis quelques années.
Renaud paya les cinquante cents du droit dâentrée, comme les autres personnes présentes, des ouvriers, des cultivateurs et quelques employés au revenu visiblement modeste, compte tenu de leur accoutrement. Les journaux prétendraient, les jours suivants, que deux mille personnes assistaient à la rencontre: une nette exagération, jamais cette bicoque nâaurait pu recevoir une foule pareille. Il se retrouva à lâarrière dâune salle décorée pour lâévénement. Sur tous les murs pendaient de longues bandes de tissu rouge frappées dâune croix gammée noire sur fond blanc. Tout autour de la pièce, de petits drapeaux reprenaient le même thème. Malgré les couleurs criardes, lâensemble prenait une allure plutôt lugubre.
Sur une estrade basse, encadré par une demi-douzaine de légionnaires qui tendaient le bras devant eux en un salut solennel, Adrien Arcand se tenait bien droit, comme un enfant désireux de se donner un pouce supplémentaire en se raidissant le dos.
â Camarades, camarades, en venant dans votre belle région des Laurentides, je pensais trouver le bon air, les lacs limpides, les rivières vives. Et puis tout ce que je regarde est sale, crasseux, malodorant. Vous avez laissé les étrangers souiller votre région.
Dans la salle, un murmure de colère parcourut lâassistance.
Lâorateur jouissait maintenant de toute lâattention des personnes présentes.
â Les Juifs ont envahi les Laurentides. Ils se répandent partout. Voyez les synagogues avec des rabbins qui égorgent des poulets, les colonies de vacances pour leur progéniture qui sâenroule des couettes de cheveux autour des oreilles. Ils achètent des hôtels, des pensions. Autour du lac des Sables, à Sainte-Agathe, ils mettent la main sur les plus vieilles et les plus grandes maisons. Pensez-vous que les chrétiens conti-nueront de venir passer leur congé parmi ces métèques qui empestent lâail? Demain, il nây aura plus que des Israélites dans la région, et les Canadiens français leur serviront de domestiques. Mais ne vous bercez pas dâillusions: après demain, ils vous chasseront de leurs domiciles, de leurs hôtels, de leurs restaurants, pour vous remplacer par les leurs.
Les Juifs se montrent solidaires, contrairement à nous! Des navires entiers des leurs se déverseront sur nos côtes. Bientôt minoritaires dans notre pays, nous nâaurons plus quâà aller vivre aux Ãtats-Unis, où nous devrons disputer les plus mauvais emplois aux Nègres!
Renaud Daigle surveillait les réactions des spectateurs.
Ceux-ci sâentre-regardaient, hochaient de la tête en signe dâassentiment. Plusieurs dâentre eux prendraient sans doute leur carte de membre du Parti de
Weitere Kostenlose Bücher