L'Eté de 1939 avant l'orage
trop?
â Pas du tout. Elles vont babiller une partie de la nuit, alors elles se lèveront plus tard demain pour compenser.
â Je vous remercie pour elleâ¦
Renaud marqua une pause, puis risqua:
â Jâai entendu quelquâun utiliser le mot shiksa devant moi, pendant le dîner. Vous pouvez me dire ce dont il sâagit?
Lâautre hésita, commença par avancer:
â Je ne sais pas si je dois. Câest plutôt⦠vulgaire.
â Il y a des termes de ce genre en anglais et en français, et je les connais tous. Vous ne me choquerez jamais.
â Câest une attaque contre les chrétiensâ¦
â Jâen ai déjà entendu. Contre les Juifs, aussi.
Elle lui adressa un sourire timide, osa enfin:
â Si vous insistez. Le mot shiksa est utilisé pour désigner une femme chrétienne qui fréquente ou qui se marie avec un Israélite. Le terme est très négatif.
â Comme prostituée, ou traînée?
â Comme salope, plutôt. Plus précisément, cela renvoie à une chienne en chaleur.
â Je vois, bitch , en anglais.
Renaud afficha son meilleur sourire, puis continua:
â Merci. Je vais avertir Julietta de mon départ, donner un coup de fil et préparer un sac de voyage. Si vous apercevez ma fille, pouvez-vous lui demander de venir me saluer avant mon départ?
â Bien sûr. Je serais surprise que toutes les deux ne se trouvent pas à portée de voix, malgré ce que jâai dit.
Quelques minutes plus tard, une Nadja plutôt enchantée de pouvoir découcher faisait la bise à son père et lui souhaitait bon voyage.
18
Renaud alla cueillir une épouse fort surprise à la sortie du Théâtre Outremont. Face aux explications vaseuses quâil donna sur sa présence à Montréal, la jeune femme jugea préférable de ne pas souligner que pas plus tard que la veille, lâhomme sâétait engagé à ne plus jouer à lâespion. Plutôt que de gâcher un excellent petit souper à la terrasse du Café Pierre , puis une soirée où ils profiteraient seuls de toute la maison, elle fit semblant de trouver très intéressante la distinction quâétablissait son mari entre les termes espionnage, analyse et détection.
Car si lâavocat décidait que lâaffaire Davidowicz méritait dâêtre relancée, un irréprochable travail de détective lui paraissait nécessaire. à tout le moins, il convenait de ne pas se muer lui-même en fin limier: il nâen possédait ni le talent ni le loisir. Le meilleur à Montréal sâappelait Georges Farah, mais plusieurs ne le connaissaient que sous le nom de Lajoie, une traduction littérale de son patronyme.
Né à Damas en Syrie en 1876, lâadolescent se présentait déjà comme Georges Farah-Lajoie dès ses études dans un collège français de Jérusalem. à son arrivée à Montréal en 1900, ce nom lui permit de sâintégrer plus facilement à la communauté. Deux ans plus tard, il épousait une Canadienne française, puis à lââge de trente ans, après divers petits métiers, cet homme entrait au service de police. En 1910, il recevait le titre de détective. Déjà à ce moment, des affaires complexes, résolues promptement, lui avaient valu une excellente réputation, des articles flatteurs dans les journaux et la crainte des criminels.
Les choses allaient se gâter en 1922 alors que le détective arrêtait lâabbé Adélard Delorme, soupçonné dâavoir tué son propre frère, Raoul. Pendant quâune partie de lâopinion publique se convainquait de la culpabilité du prêtre, riche et arrogant, lâautre vouait aux gémonies lâétranger venu salir le clergé canadien-français. Pour eux, le Lajoie sâeffaçait devant le Farah à la consonance païenne⦠Cela, dâautant plus que le policier nâavait pas le triomphe modeste: il publia un petit livre intitulé LâAffaire Delorme , afin de révéler les péripéties de lâenquête.
La population se déchira à propos de cette histoire. Les preuves «scientifiques» ne firent cependant pas le poids face au souci de protéger lâimage de lâinstitution cléricale: le bon abbé fut déclaré innocent lors de son
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