L'Eté de 1939 avant l'orage
merci!», grommela lâhomme entre ses dents à lâintention de la bête. Quand les fillettes arrivèrent dans lâentrée, il continua cette fois à haute voix:
â Entendu, si sa mère est dâaccord, je me réjouirai de sortir avec les deux plus jolies filles de Sainte-Agathe.
Plus pâle de teint, Fran aurait sans doute rougi un peu.
Quoiquâelle fût du même âge que Nadja, ses hormones avaient pris une petite longueur dâavance. Que les hommes, et pour elle le terme désignait les mâles de dix ans et plus, la trouvent jolie prenait depuis peu une importance nouvelle.
Un peu plus tard, Renaud Daigle frappait à la porte de la maison voisine et demandait le plus sérieusement du monde à la femme venue lui ouvrir:
â Madame Bielfeld, mâautorisez-vous à emmener mademoiselle votre fille chez Belson, rue Saint-Vincent, manger un hamburger? Je ne sais pas si câest kascher.
â Comme nous y allons régulièrement, je présume que ça lâest. Vous êtes certain que cela ne vous ennuie pas?
â Pas le moins du monde. Et puis cela me permet de sauver la dignité dâun chat.
â ⦠Pour un motif comme celui-là , fit-elle, amusée, je mâen voudrais de refuser.
Le restaurant de la rue Saint-Vincent, tenu par un Belson arrivé de Montréal quelques années plus tôt, offrait des hamburgers et des hot-dogs aux jeunes de la petite ville, sans se soucier quâils fussent Aryens ou Juifs. Cet individu aussi figurait parmi les ennemis dâAdrien Arcand. Pourtant, il servait la clientèle de toutes les races avec la plus grande jovialité.
Renaud et ses compagnes recevaient tout juste leur repas quand Ãlise Trudel passa la porte, accompagnée du fils Davidowicz, Solomon. Elle ne pouvait faire autrement que de venir les saluer, lâhomme ne pouvait éviter de lui demander de se joindre à eux. Entre gens bien élevés, les choses se déroulaient ainsi. Comme elle semblait hésiter, il insista:
â Vous le voyez, cette grande banquette peut très bien vous accueillir, alors que je crains quâil nây ait pas dâautre table libre.
Câétait vrai. Le trio occupait un large banc en forme de fer à cheval, la place ne manquait pas.
â Si vous êtes certain que je ne vous dérange pasâ¦
La femme sâassit dâun côté de la table avec Renaud, les deux fillettes se tassèrent un peu pour que le garçon se joigne à elles. Le propriétaire des lieux vint en vitesse prendre les commandes supplémentaires, sâesquiva ensuite. Convaincu que sa fille tendait ses antennes pour ne rien manquer, lâavocat demanda:
â Comment vont les choses pour vous, depuis les⦠événements?
â Je profite de lâété. Quand le mauvais temps reviendra, jâaccepterai sans doute lâoffre de Lapointe et trouverai à mâemployer pour le gouvernement fédéral, à Montréal de préférence.
â Je suppose que votre⦠compagnon ne se représentera pas.
â Maintenant, je doute quâil obtienne dix pour cent des voix.
«Bien sûr, songea son interlocuteur, en sâexhibant avec sa maîtresse comme il le fait, il a ruiné toutes ses chances.»
Ãlise rompit le silence installé entre eux en regardant Nadja:
â Vous avez une très jolie fille, tout le portrait de sa mère.
Puis elle enchaîna en sâadressant directement à la fillette: Tu as quel âge?
â Douze ans, madame.
â Oh! fit-elle, tu es déjà grande.
La femme se tourna à demi pour faire face à Renaud et continua:
â Ainsi, le jour où vous me recommandiez, sur le balcon de la maison paternelle, de quitter Québec pour accepter de travailler pour Ernest Lapointe, vous étiez sur le point de vous marier.
Très précisément, lors de cette conversation, alors que lâhomme décidait dâépouser une rousse très jeune et très désespérée, il voulait convaincre cette femme de chercher dans la politique un substitut à lâengagement amoureux quâil lui refusait. Pour tous les deux, le souvenir de cette journée demeurait très vif.
â En fait, je me suis marié dans les jours suivants.
â La chose avait fait un certain bruit. Une fille venue on ne savait dâoù, que personne ne se
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