L'Eté de 1939 avant l'orage

voix du détective pour piquer la sensibilité de son compagnon. Celui-ci attendit d’avoir reçu le premier service, une salade d’endives bien fraîches, avant de répondre:
    â€” Tellement solide, cet alibi, que cela devient louche.
    Deux choses me chicotent. D’abord, avoir eu cet avocat sur le dos. Déjà, ça sent l’intervention politique.
    â€” Ne lui en veuillez pas trop. J’ai travaillé quelques fois pour lui, il a la justice à cœur. La preuve, je suis là aujourd’hui.
    â€” Peut-être, concéda Tessier. Mais vous y croyez, vous, à cet homme qui, la menace de l’échafaud sous les yeux, se retrouve en prison plutôt que de nous parler, entre hommes, de sa maîtresse? D’habitude, ces types s’en vantent. À la place, il est demeuré plusieurs jours à Bordeaux.
    â€” Ah! Vous savez, ces personnes venues d’ailleurs, elles ne sont pas comme nous.
    L’humour, dans la remarque d’un individu né en Syrie et éduqué à Jérusalem, échappa totalement à Tessier, qui acquiesça de la tête. L’ex-détective revint à la charge après une pause:
    â€” Vous disiez qu’une seconde chose vous dérangeait, dans cette affaire. Laquelle?
    â€” … Ne vous moquez pas de moi, commença le capitaine. Vous y croyez, vous, au sixième sens de l’enquêteur?
    Le premier mouvement de Farah-Lajoie aurait été de dire «non» en riant franchement. Comme cela aurait été fort peu diplomatique, il proposa plutôt:
    â€” Je ne décrirais pas cela comme un sixième sens, mais j’admets que notre cerveau enregistre des indices, sans que nous en soyons conscients. Alors, il se forme chez nous une certitude que nous ne savons pas expliquer à autrui.
    â€” C’est exactement cela!
    Le vieux détective, devant le soulagement de son jeune collègue, n’osa pas continuer sa pensée. Les convictions irrationnelles lui paraissaient s’ériger sur les préjugés, plutôt que sur des informations discrètes, comme ceux du jury qui avait conclu à l’innocence de l’abbé Delorme en 1924. Ces gens croyaient que les prêtres étaient tous des hommes de bien. De la même façon, Tessier prétendait que toutes les épouses assassinées étaient les victimes de leur mari. Bien au contraire, pour Farah-Lajoie, une enquête devait s’effectuer avec la certitude qu’absolument tout le monde dans l’affaire pouvait être coupable, même les suspects les plus improbables.
    â€” Ce gars-là me semble responsable du crime, même si les serveurs du restaurant De Gascogne m’ont affirmé se souvenir de l’avoir vu le soir du meurtre. Paraît qu’un type portant une kippa et s’exprimant dans un bon français, cela se remarque.
    â€” Et la dame? Ils la reconnaissaient aussi?
    â€” Une brune assez jolie, se souvenaient-ils. Je n’avais pas sa photo avec moi, mais de toute façon le cahier de réservations indiquait Élise Trudel. Elle avait téléphoné deux ou trois jours plus tôt.
    â€” Avec ce que vous venez de me dire, moi aussi, à la place du Procureur général, je l’aurais libéré.
    Le capitaine Tessier laissa échapper un soupir, se consacra à sa salade pendant un moment. En attendant le service suivant, Farah-Lajoie revint à la charge avec la seconde piste, en prenant bien soin de ménager la susceptibilité de son interlocuteur:
    â€” Votre directeur ne vous a pas demandé d’enquêter sur les menaces des fascistes? Les fameuses lettres dont on m’a parlé les désignent comme des suspects.
    â€” Ces gens-là gueulent leurs menaces sur toutes les tribunes, rien de surprenant à ce que certains les écrivent aussi.
    S’il fallait regarder de près chacune de ces déclarations, nous ne ferions plus que cela.
    â€” Vous pourriez me confier ces lettres?
    â€” … Je suppose que oui. De toute façon, si Davidowicz me les avait demandées, je les lui aurais remises. Elles demeurent sa propriété…
    Tessier n’aurait pas pu signifier de façon plus limpide que pour le service de police d’Outremont, l’affaire Davidowicz était close, au point de désirer se défaire de pièces à conviction.
    â€” Mais elles ne vous serviront à rien,