L'Eté de 1939 avant l'orage
pièce sur la droite, un salon aux meubles recouverts de peluche. Toute la maison embaumait lâencaustique et le renfermé. Quelque part une horloge égrenait les secondes. Farah-Lajoie accepta de sâasseoir dans un fauteuil, mais refusa toutes les offres de thé, de café ou de biscuits. Son «Jamais pendant le service» rassura son hôtesse sur son sérieux.
Celle-ci prit place sur son siège habituel, le seul qui fût usé dans la pièce, donnant sur une grande fenêtre. Le voile léger empêchait quiconque à lâextérieur de voir à lâintérieur, à moins que lâobscurité ne soit tombée et la lampe électrique, allumée. Cependant, lâoccupante de ce siège ne ratait rien de ce qui se passait sur le trottoir, mais aussi dans lâallée pavée conduisant à la porte de chacune des entrées jumelles.
â Madame, je voulais entendre votre témoignage. Vous avez vu une femme se présenter chez vos voisins le jour du meurtreâ¦
â Câétait plutôt en début de soirée.
â ⦠En effet, câest ce que je vois ici, se reprit lâenquêteur en feuilletant de petites fiches. Aux environs de dix-huit heures trente. Il faisait encore clair, à cette heure-là ?
â Oui, bien sûr. à ce moment de lâannée, en mai, le soleil nâest pas couché.
Déjà , Farah-Lajoie se dit que ce témoin-là méritait quâon lâécoute attentivement.
â Pouvez-vous me la décrire à nouveau?
â Si vous voulez. Les cheveux bruns, mi-longs, une personne de bonne taille. Sa robe fleurie et son imperméable semblaient un peu bon marché, et plutôt voyants.
â Elle était grande?
â Pour une femme, oui. Plus grande que vous, je pense.
Cela réduisait lâéchantillon à moins de dix pour cent de la population féminine de la province.
â Si elle était si élancée, vous ne croyez pas quâil pouvait sâagir dâun homme déguisé en femme?
â Oh! Je nâavais pas envisagé cela.
Son interlocutrice ferma les yeux à demi, comme pour revoir le film des événements.
â Honnêtement, je ne pense pas. La démarche, les traits, je suppose quâil sâagissait dâune femme, conclut-elle.
â Avait-elle quelque chose de distinctif? à part les vêtements, je veux dire.
â Je ne comprends pasâ¦
â Une cicatrice, un boitement, nâimporte quoi qui permettrait de lâidentifier.
â Non, rien.
à en croire cette dame, Ruth Davidowicz devait donc avoir été assassinée par une femme, ou par un travesti. Farah-Lajoie ne doutait pas quâun homme soigneusement déguisé puisse tromper la vigilance de son témoin, quoi quâelle en pense.
â Aucune autre personne ne sâest présentée chez les voisins ce soir-là ?
â Pas à la porte dâen avant.
Comme lâenquêteur gardait les yeux rivés sur elle, la vieille voisine admit sur le ton de la confession:
â Jâespérais la visite de mon garçon, alors je suis restée devant la fenêtre toute la journée. Mais il ne vient jamais.
Bien sûr, le «toute la journée» devait être amputé des pauses pipi, et dâéventuels moments dâassoupissement. Mais quelque chose disait au détective que son interlocutrice ne devait pas rater grand-chose de la vie de ses voisins. Au moment où il fit mine de se lever pour partir, elle lui en donna la preuve:
â Monsieur le policier, vous ne pouvez rien faire de cette femme?
â La visiteuse?
â Non, non, lâautre. Une grande brune qui sâest installée à côté quelques jours après le meurtre, alors que le lit de la pauvre Davidowicz se trouvait encore chaud. Cela ne se fait pas. Enfin, cela ne se fait pas à Outremont. Ils ne sont certainement pas mariés. Même les Juifs nâacceptent pas une situation aussi scandaleuse.
â Malheureusement, cela tombe sous le couvert de la religion, pas des services de sécurité.
Le regard de la vieille dame lui indiqua tout le mal quâelle pensait de la séparation de lâÃglise et de lâÃtat. Si la police ne pouvait pas imposer la vertu aux gens, demeurait-elle vraiment utile?
â Vous connaissez le nom de cette femme?
â Non⦠Je crois avoir
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