L'Eté de 1939 avant l'orage
Sans lever les yeux, elle commença:
â Comme lâeau: incolore, inodore et sans saveur. Exactement ce que lâon désire dâune bonne petite juive. Vous savez, il faut accepter dâépouser lâhomme que la famille a trouvé.
Mais un mari peut nous répudier à sa guise en fournissant un get , un avis écrit nous rendant notre liberté dâen dénicher un nouveau. Alors, Ruth convenait parfaitement au rôle attendu dâelle.
â Votre frère partageait votre opinion sur son épouse, puisquâil cherchait consolation ailleurs.
Encore une fois, Myriam Davidowicz marqua une pause, se demandant comment répondre. En femme solidaire de la conjointe trompée, ou en sÅur compréhensive pour les accrocs de son frère au contrat de mariage?
â Au fond, dans ce mariage, il a dû sentir quâon lui avait forcé la main. Cette union plaisait à tout le monde: les deux pères, le rabbin, les associations juives qui voyaient là un moyen dâaider la carrière dâArden. Et je suppose que dans le ghetto de Cracovie, tous les deux auraient pu être heureux.
Mais la vie à Montréal, son statut de député, la clientèle diversifiée et distinguée de son cabinet de médecin lui ont fait le même effet quâune vitrine remplie de jouets sur un enfant pauvre. Pourquoi se contenter dâune compagne dont lâexistence sâécoulait entre les fêtes religieuses, les deux semaines dâimpureté chaque mois, le bain rituel ensuite pour redevenir digne de la couche du conjoint?
â Ce dont vous vouliez aussi vous éloigner par votre propre mariage?
Pour toute réponse, la jeune femme garda les yeux scrupuleusement rivés au sol.
â Comment Ruth Davidowicz vivait-elle cette situation dâépouse délaissée? tenta Farah-Lajoie pour relancer la conversation.
â Mal, je suppose, en sâaffichant dans sa famille avec des airs dâagneau sacrificiel.
â Pensez-vous quâelle désirait divorcer?
Le sujet intéressait visiblement son interlocutrice, puisquâelle prit une grande inspiration avant de se lancer:
â Comment voulez-vous que je le sache? Nous nous voyions peu, je faisais trop brebis galeuse pour elle. Mais les bonnes juives ne divorcent pas. En fait, le concept de divorce traduit difficilement ce qui se passe chez nous. Les hommes répudient leur conjointe, câest-à -dire quâils lui permettent de se remettre sur le marché du mariage et dâattendre que la famille trouve le prochain volontaire. Les raisons peuvent être très diverses, dâun repas mal préparé à la rencontre dâune candidate plus jolie. Mais aucune femme ne peut prendre une initiative de ce genre, à moins de pouvoir présenter la preuve dâavoir été victime de mauvais traitements. à demi-morte, peut-être quâune femme pourrait se séparer de son époux tortionnaire sans être mise au ban de la société. Mais Ruth ne possédait, pour tout motif de plainte, que les absences dâArden.
â Chez les catholiques aussi, les femmes ont peu de liberté dans ce domaine. Vous nâavez pas beaucoup gagné au change.
â Les catholiques jouissent de moins de droits que les hommes, mais plus que les juives, croyez-moi. Aucun chrétien ne peut répudier sa conjointe. Cela fait une différence considérable.
â Je veux bien vous croire.
Syrien ayant grandi à Jérusalem, Farah-Lajoie admettait dâautant plus facilement son point de vue quâelle ne lui avait rien appris quâil ne savait déjà .
â Mais tous les Israélites ne subissent pas ces règles dans toute leur rigueur. La plupart les adaptent au lieu et au temps où ils vivent.
â Bien sûr, certains ne sont juifs que quelques heures le samedi, dâautres pas du tout. Mais dâautres portent des redingotes qui étaient à la mode dans la Pologne du dix-huitième siècle. Comme il y a des catholiques plus rigides que dâautres.
Ruth venait dâun milieu plutôt orthodoxe. Peut-être à cause de lââge et de la peur de la mort, le père dâArden a découvert le charme de la rigidité un peu tard dans la vie.
â Votre père.
â Je nâai plus de père.
Elle avait dit cela dâune voix blanche, les yeux toujours fixés au
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