L'Eté de 1939 avant l'orage
sens vous a bien guidé.
â à moins que ce soit mon intuition masculine. Sachez cependant que ce sera sans doute assez cher. Combien de Laliberté figurent dans le bottin téléphonique, selon vous?
â Pas la moindre idée, mais si vous me posez la question, je devine quâils sont nombreux.
â Très précisément soixante-quatre, juste à Montréal. Le pire, câest que ce type nâa peut-être pas le téléphone.
â Alors bonne chasse.
Après avoir raccroché le combiné, Renaud marcha avec précaution jusquâà son fauteuil. Ou il arriverait à la fin de lâété aussi bon cavalier que John Wayne, ou alors il finirait ses jours en prison pour avoir assassiné un canasson. La vedette des westerns Red River Range , Stagecoach , The Night Riders et The Three Texas Steers avait drainé une belle proportion des adolescents de la municipalité vers le Théâtre Outremont depuis le début de cette année 1939.
Finalement, les choses nâavaient pas été si difficiles.
Connaissant la date du mariage de Myriam Davidowicz, le vieux détective avait cherché dans les journaux de lâannée précédente un entrefilet faisant référence à lâévénement dans les «Notes sociales», une adaptation prolétarienne du «Carnet mondain». Aussi apprit-il que lâépoux se prénommait Armand et quâil travaillait comme «acheteur» chez Dupuis Frères.
Ainsi, les chemises de nuit vendues trente-neuf cents par la grande maison de commerce canadienne-française étaient produites dans un minuscule atelier de la rue Hôtel-de-Ville où tout le personnel était juif. Quelle ironie pour un grand magasin qui cherchait le patronage des francophones et des catholiques dans les pages de LâAction nationale et qui réservait un salon à lâusage exclusif des ecclésiastiques dans son établissement!
Bien sûr, la fonction de lâépoux permettait dâimaginer comment la relation avait pu naître entre les jeunes gens: au moment de se rendre à lâatelier pour passer une commande, Armand Laliberté avait pu fraterniser avec une couturière prénommée Myriam. Peut-être même celle-ci se voyait-elle confier les négociations avec certains clients, si elle était jeune et jolie. Le charme de lâun et de lâautre avait fait le resteâ¦
Lâemployé de Dupuis Frères et sa nouvelle conjointe occupaient un logement au second étage dâun immeuble qui en comptait trois, rue Saint-Hubert, un peu au nord de la rue Sainte-Catherine. Quand Farah-Lajoie frappa à la porte dans la matinée du 18 juillet, une femme tout juste dans la vingtaine vint lui ouvrir. De taille moyenne, les cheveux noirs, les lèvres pleines, les yeux dâun gris très foncé, à sa vue lâenquêteur comprit tout de suite pourquoi un Canadien français avait pu sâenticher dâelle.
â Madame, je mâappelle Georges Farah-Lajoie, détective. Jâenquête sur le meurtre de Ruth Davidowicz.
â ⦠Je ne sais rien à ce sujet.
â Puis-je tout de même entrer pour vous poser quelques questions? On ne sait jamais, un infime détail pourrait faire progresser lâenquête.
Ce fut tout à fait à son corps défendant que la jeune femme sâeffaça pour ouvrir la porte toute grande. Pour la première fois, lâenquêteur remarqua son ventre proéminent.
Un petit Laliberté se trouvait en route depuis quelques mois.
Dans lâappartement, Myriam Davidowicz lui indiqua un salon modestement meublé. La maison Dupuis Frères nâavait pas la réputation de bien payer ses employés, des membres de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, mais elle leur consentait une réduction sur les achats effectués chez elle. Rien ne devait venir dâun autre commerce, dans ce domicile. Lâancien policier prit place sur le fauteuil désigné par son hôtesse, celle-ci sâinstalla juste en face de lui sur un petit canapé fleuri.
â Pouvez-vous me dire comment était votre belle-sÅur?
â ⦠Jâignore ce que vous voulez apprendre.
â Simplement quel genre de personne elle était.
Lâautre se mordit la lèvre inférieure, le regard perdu dans les motifs ornant la moquette.
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