L'Eté de 1939 avant l'orage
dégageait la forme du visage et en délimitait toutes les lignes.
La lumière éclairait le côté gauche de lâimage, laissait lâautre dans lâombre. Ses grands yeux noirs, comme fiévreux, brûlaient le papier. Ses lèvres pleines, joliment ourlées, sâentrouvraient sur de petites dents droites.
â Câest vrai que tu es belle. Et les autres sont bien aussi.
Au fil tendu en travers de la pièce, les photographies du père et de la mère, et quelques-unes du trio réuni, séchaient lentement. Le premier paraissait capable de vendre nâimporte quel veston au premier badaud pénétrant dans son commerce.
La seconde, un tablier autour de la taille, incarnait le prototype de la mère juive. Les cheveux et les yeux un peu plus pâles, cela aurait tout aussi bien pu représenter la mère canadienne-française. Pour eux aussi, lâÅil de Nadja avait capté lâessence de lâêtre. La rouquine peignait avec la lumière, le diaphragme de lâappareil lui servait de pinceau. Encadrés avec soin, ces portraits seraient offerts aux voisins dès le lendemain, en guise de remerciement pour leur hospitalité.
Une fois la dernière photographie suspendue à son tour, lâartiste proposa:
â Nous allons jouer dehors?
Dans la cour arrière, Bielfeld était venu retrouver Renaud Daigle. Devant un verre de thé glacé, le voisin avait commenté les événements récents. Il conclut:
â Je me demande si nous ne devrions pas rentrer à Montréal dès la semaine prochaine. Si les choses se détériorent encore, je nâoserai plus laisser ma femme et ma fille seules ici. Dâun autre côté, je ne peux pas vraiment mâéloigner de mes affaires.
â Moi-même, je dois décider bientôt si je reste plus longtemps. Il y a dix jours, je vous aurais dit oui. Toutefois, je trouve aussi que les choses prennent une curieuse tournure.
Le silence sâimposa ensuite entre eux. Puis une voix de fillette résonna, excédée:
â Sortez de notre terrain. Vous nâavez pas le droit dây poser⦠ça!
Dâun trait, le voisin sur les talons, Renaud contourna la résidence pour atteindre la pelouse à lâavant. Nadja et Fran, partagées entre la frayeur et la colère, se trouvaient devant une douzaine dâhommes qui avaient envahi le terrain.
â Les filles, allez à lâintérieur.
â Tu as vu ce que cet homme a mis sur le poteau, clama Nadja en pointant un petit personnage boutonneux de taille moyenne, des lunettes sur le nez.
La voix de la fillette tremblait un peu. Pâle, elle semblait sur le point dâexploser dâindignation.
â Sâil te plaît, prends ton amie par la main et va rejoindre ta mère.
Virginie, attirée par la commotion, était sortie sur le perron, à lâavant de la maison. Dans les secondes suivantes, les deux enfants se réfugièrent près dâelle. Bielfeld se tenait un peu à lâécart, ne sachant trop quelle contenance adopter.
â Monsieur Blanchet. Le monde devient désagréablement petit. Vous me paraissez vous être entiché de moi.
Lâinterne de lâHôtel-Dieu se trouvait bien devant lui. Son admission au Parti de lâUnité nationale devait être trop récente pour quâil jouisse du droit dâarborer sa chemise noire.
Lui et ses compagnons, tous dans la jeune vingtaine, portaient des vêtements de travail. Ils passaient dâun poteau de téléphone ou dâélectricité à lâautre pour y fixer une petite affiche:
Les Juifs ne sont pas désirés à Sainte-AgatheÂ
Câest un village canadien-français
et nous le garderons ainsi
En dessous de ce texte, on en trouvait non pas une traduction, mais une adaptation anglaise, où les Juifs se voyaient ordonner de quitter les lieux au plus vite. Le verbe «Scram» ne laissait aucun doute là -dessus. Les auteurs avaient voulu se montrer impératifs dans la langue habituellement comprise par les Israélites. Aucun de ceux-ci nâaurait dâhésitation sur ce que lâon attendait de lui.
Renaud lâarracha, la déchira en huit morceaux avant de venir se planter bien en face dâAndré Blanchet, assez près pour se rendre compte que lâhaleine de celui-ci demeurait bien
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