L'Eté de 1939 avant l'orage
voiture, lâhomme déclara doucement, afin de rasséréner la fillette:
â Nous savons bien que tous les chrétiens ne sont pas comme cela.
â Mais eux ne le savent peut-être pas. Il est important que je leur dise que je ne pense pas comme eux.
Le commerçant nâarrivait plus à afficher la moindre trace de bonne humeur. La tentative suivante eut plus de succès, car il prit soin de choisir un restaurant propriété dâun Juif.
Le repas se déroula sans joie aucune.
Dès le mercredi précédent, Georges Farah-Lajoie avait pu multiplier les photographies dâÃlise Trudel à bonne distance, depuis la banquette de son automobile, alors quâelle rentrait après des courses. Sur ces clichés, la femme donnerait lâimpression de se trouver à quinze ou vingt pieds, afin de pouvoir bien juger de sa silhouette. Ainsi, la voisine de la rue Davaar jugerait plus facilement de la ressemblance avec la visiteuse quâelle avait aperçue sur le trottoir et dans lâentrée du domicile voisin.
Il lui fallait aussi des photos dâÃlise en gros plan, afin de bien distinguer ses traits. Cela présentait des difficultés dâun autre ordre: comment y arriver sans demander au modèle de prendre la pose? Pendant deux jours, lâhomme adopta le rythme du vacancier pour parcourir les rues de la ville. Au fond, il se prenait au jeu, profitait des lieux et du beau temps, déambulant des heures avec son appareil photo muni dâun long téléobjectif, mais sans vraiment multiplier les efforts pour sâapprocher de sa cible. Une façon de se prendre des petites vacances aux frais de son mystérieux employeur. Puis la nécessité de regagner Montréal sâimposa, il dut sâavouer que son projet ne se réaliserait pas dans la discrétion.
Le vendredi matin, Ãlise Trudel revenait dâune promenade sur le bord du lac des Sables en tirant par la main un garçonnet plus morose que jamais. Farah-Lajoie marcha vers elle sur le trottoir et, quand la portée lui parut idéale, la mit en joue avec son téléobjectif pour prendre trois clichés en succession rapide.
Sans demander son reste, lâhomme tourna les talons pour regagner sa voiture dâun pas vif, la laissant interloquée derrière lui. En pressant le pas, Ãlise se rendit à lâhôtel Laurentien, se dirigea dâun pas assuré vers le comptoir pour demander à utiliser lâune des cabines téléphoniques se trouvant dans le hall. Après avoir recommandé dâun ton qui nâentendait pas la réplique à Solomon de ne pas bouger de la chaise sur laquelle il était assis, elle ferma la porte vitrée et demanda à la téléphoniste de lâétablissement de la mettre en communication avec Montréal.
Dans la maison de la rue Davaar, Arden Davidowicz attendait ses rares patients. Bien sûr, de nombreux habitants dâOutremont se trouvaient en vacances, mais la désertion de son cabinet tenait plus probablement à la méfiance inspirée par un médecin sur lequel pesaient toujours des soupçons de meurtre. La sonnerie du téléphone le tira sans pitié de sa rêverie. Au bout du fil, Ãlise commença tout de suite sur un ton excédé:
â Tout à lâheure, un homme mâattendait dans la rue. Il a pris ma photographie.
â ⦠Taille moyenne, la soixantaine, avec une moustache?
â Oui, câest cela. Comment le sais-tu?
â Il est venu me voir. Georges Farah-Lajoie.
â Le policier qui a enquêté sur lâabbé Delorme?
Jamais cette femme ne pouvait être prise en défaut sur toutes les questions ayant secoué le Québec, puisquâelles pouvaient exercer une influence sur les événements politiques. Les faits divers les plus lointains lui étaient familiers.
â Lui-même. Il a interrogé mon père et Myriam. Il a photographié ma sÅur aussi, en se cachant dans une voiture stationnée, il y a quelques jours. Elle lâa aperçu.
â Tu ne mâen as même pas parlé, le week-end dernier.
Une trace de frustration pointait dans la voix de la femme.
Dâautres informations lui échappaient-elles de la même façon?
â Mais pourquoi diable ce type voulait-il mon portrait? enchaîna-t-elle après une pause.
â Sans doute pour vérifier
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