L'Eté de 1939 avant l'orage
le vin achetés avant de quitter Montréal: un pique-nique hors saison, à consommer au lit, entre les ébats.
Après un moment à manger en silence au milieu des draps défaits, assis lâun en face de lâautre les jambes croisées, le couple évoqua les événements de la semaine. Tous deux cherchaient à éviter le sujet qui leur brûlait les lèvres.
Finalement, ce fut la personne la plus résolue des deux qui sây risqua la première:
â Tu as pu prendre rendez-vous avec Renaud Daigle? demanda Ãlise.
â ⦠Je nâai pas essayé, les choses se sont arrangées dâelles-mêmes. Sa femme est venue me consulter, jâai saisi lâoccasion pour lui demander si je pouvais aller le voir dimanche, elle a accepté.
â La grande rousse? Elle est malade?
Dans la voix de la femme pointait comme un souhait.
â Voyons, Ãlise, tu sais bien que je ne répondrai pas à cela!
â De toute façon, quâest-ce que cela changerait que tu me le dises?
Devant le silence qui accueillit cette question, elle ajouta bientôt avec dépit:
â Quand il sâest marié, cela a fait jaser à Québec. Elle venait de Rimouski, mais personne ne savait où elle avait passé les années précédentes. Certaines mégères, devant une tasse de thé et de petits sandwiches aux concombres, parlaient dâun séjour au couvent, dâautres de la nécessité pour elle de se réfugier aux Ãtats-Unis, ou en Ontario, pour dissimuler un accouchement.
â Câest ridicule. Sa fille a douze ans, elle me lâa dit elle-même.
Tout, dans le ton du médecin, témoignait du déplaisir quâil trouvait à ce genre de supputations. Ãlise demeurait toujours la vieille fille aigrie de la Haute-Ville de Québec, privée de tous plaisirs, sauf celui, malsain, de médire de ses semblables.
Malgré toute sa gourmandise au lit, elle gardait une morale étriquée propre au gros village.
â Ne sois pas naïf, siffla-t-elle entre ses dents. Les orphelinats débordent. Elle a eu le temps dây laisser deux ou trois bébés avant de mettre le grappin sur le grand avocat de retour au pays après dix ans passés en Angleterre.
De son côté, Arden comprenait que lâinfatuation de lâavocat pour cette rouquine nâavait pas été indifférente à sa compagne. Mieux valait ne pas essayer dâen savoir plus: cela ne servirait quâà prolonger un discours chargé dâacrimonie.
Pour en changer le ton, il risqua plutôt:
â Je me demande sâil est bien utile pour moi de le voir demain. Je peux aller dans un hôtel téléphoner pour tout annuler. Après tout, cela ne changera rien à lâaffaire.
â Nous en avons discuté cent fois au moins, sâimpatienta-t-elle. Ce type jouit du respect de membres éminents du Parti libéral, en particulier de celui dâErnest Lapointe. Dire que je les ai présentés lâun à lâautre en 1925!
â Mais tout de mêmeâ¦
Le médecin continuait de douter, tellement que sa compagne renchérit:
â Ne veux-tu pas tout tenter pour tes protégés?
â Oui, bien sûr. Vu sous cet angleâ¦
Comme Ãlise commençait à placer les vestiges du repas sur le plateau, afin de les remettre dans la glacière, lâhomme devina quâelle en viendrait bientôt à un nouveau round. Ces derniers temps, elle se révélait dâune meilleure humeur à lâhorizontale.
3
Après une matinée passée à lâéglise, Virginie et Nadja choisirent dâaller se promener «afin de laisser papa seul avec son client».
â Que dirais-tu dâaller faire un tour sur le mont Royal?
La jeune femme sâétait glissée derrière le volant de la grosse Packard 1937 de son mari. Au premier tour de clé, le moteur gronda. Près dâelle, Nadja surveillait le jeu des pieds sur les pédales, la manipulation du levier de vitesse, supputant le nombre dâannées qui sâécouleraient encore avant quâelle jouisse du privilège de conduire à son tour cette énorme machine.
â Sur le terrain de lâuniversité. Un jour, papa travaillera là -bas. Ce sera tout près de lâécole où je veux aller lâan prochain.
â Tu sais, ce ne sera
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