L'Eté de 1939 avant l'orage
aussi rapidement quâils se produisaient.
â Monsieur Daigle, jâaimerais vous parler un instant.
Auriez-vous lâextrême obligeance de mâentendre?
Lâaccent sonnait trop pointu pour avoir été cultivé dans la belle province, où il était plutôt dâusage de mâcher la moitié des mots. Surtout, la kippa sur le sommet du crâne révélait son origine. Lâentrée en matière était si polie que Renaud nâeut pas le cÅur de le chasser.
â Prenez place, monsieurâ¦
â Cohen. Samuel Cohen. Merci.
Le visiteur se dirigea vers une petite chaise droite et sâassit sur le bout des fesses. Dans la pièce se trouvait un vieux bureau marqué de brûlures de cigarettes, vestige de lâoccupant précédent, quelques étagères à peu près vides et un classeur métallique bosselé et couvert dâégratignures. LâUniversité de Montréal mettait à la disposition de son personnel des locaux bien spartiates.
â Je suis étudiant en médecine. En fait, je viens de terminer les cours. Normalement, je devrais continuer mon internat et recevoir mon diplôme lâannée prochaineâ¦
Le jeune homme marqua une hésitation, si longue que son interlocuteur le relança:
â Vous devriez le poursuivre? Auriez-vous changé vos projets?
â Non, bien sûr. Jâai obtenu une place à lâHôtel-Dieuâ¦
Cependant, mes collègues menacent de se mettre en grève si je ne me retire pas.
â Vos collègues? Vous voulez dire les médecins?
â Non. Les autres internes. Ils prétendent que je nâai pas le droit de voler un emploi à un catholique.
â Je vois!
Renaud prit une plume sur son bureau, un moyen de sâoccuper les doigts en réfléchissant. Bien sûr, le mouvement dâ«Achat chez nous» permettait dâempêcher la multiplication de nouveaux concurrents dans les professions.
â Ont-ils le droit de faire quelque chose comme cela? demanda lâautre.
â Quand vous parlez de grève, vous voulez dire quâils ne se présenteront pas au travail. On ne peut assimiler des internes à des travailleurs dâusine. Je suppose quâils se trouveront en rupture de contrat. Lâhôpital devra en dénicher dâautres, mais je doute que ses directeurs entameront des poursuites. De nombreux diplômés se montreront sans doute heureux de prendre les places laissées libres.
Le jeune médecin faisait visiblement des efforts pour maîtriser sa colère. Après une pause il précisa:
â Tous les internes de lâUniversité de Montréal menacent de déclencher la grève. Lâinitiative vient de lâAssociation des étudiants de la Faculté de médecine. Cinq hôpitaux catholiques de Montréal seront touchés, sâils mettent leur menace à exécution.
â Oh! Ils se prennent très au sérieux, murmura Renaud.
Vous pensez quâils peuvent vraiment aller aussi loin? Pareille action peut retarder leur entrée dans la profession.
â Leur façon de me présenter la chose était très claire, brutale même. Les hôpitaux devront choisir entre eux et moi.
Ils mâont semblé très résolus.
Le professeur nâavait aucun mal à le croire. Les étudiants se retrouvaient nombreux dans les associations nationalistes.
Certaines, comme les membres de Jeune-Canada, ou pire encore, les Jeunes Patriotes, y allaient de déclarations racistes que les auteurs des lettres anonymes reçues par Davidowicz nâauraient pas désavouées. Ce fut à son tour dâattendre un long moment avant de reprendre la parole.
â Je compatis de tout cÅur avec vous. Vous nâêtes sans doute pas le seul étudiant juif à la Faculté de médecine. Jâavais moi-même quelques-uns de vos coreligionnaires dans mon cours.
â Je sais. Ce sont eux qui mâont conseillé de vous parler.
à lâépoque de mon admission, nous étions sept.
â Et maintenant?
â Sept aussi. Câest peu. Même si la chose se pratique discrètement, des quotas sont appliqués. Comme à lâUniversité McGill.
Lâavocat nâallait pas contredire son visiteur. Les deux universités montréalaises ne réservaient que quelques places aux étudiants juifs, seuls
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