L'Eté de 1939 avant l'orage
quâun pays voudrait bien recevoir la cargaison humaine du Saint-Louis , le paquebot attacha ses amarres au quai dâAmsterdam. à ce moment, malgré leurs yeux rougis par les larmes, Myriam Bernstein et Rebecca Goldberg ne sanglotaient plus. à dix ans, elles présentaient toutes les deux le visage de vieilles femmes ayant enfin compris que la mort devenait inéluctable.
Si lâenfer de lâerrance prenait fin, les Juifs se trouvant sur le navire ne purent descendre quâau compte-gouttes, entre le 16 et le 20 juin, au gré des négociations menées par le comité des passagers.
Finalement, un peu plus de deux cents personnes purent rester aux Pays-Bas, le reste se partageant en nombres à peu près égaux entre la Belgique, la France et le Royaume-Uni. Les deux fillettes héritèrent de cette destination.
Une fois lâan, les Canadiens français de la région de Montréal se massaient le long des principales rues de la ville afin de voir quelle image leurs élites nationales se faisaient de leur identité. Quoique Renaud Daigle trouvât franchement ringarde le défilé organisé par la Société Saint-Jean-Baptiste, parfois il sâétait senti obligé dây assister. Dâautres fois, sa présence tenait un peu de la provocation, comme ce samedi du 24 juin 1939.
En tant que professeur éminent de la Faculté de droit de lâUniversité de Montréal, lâavocat se retrouva en début de soirée sur une large estrade de bois dressée devant le Cercle universitaire. Celle-ci accueillait un brillant aréopage dont les éléments les mieux auréolés de prestige portaient une soutane. Son Excellence M gr Deschamps, évêque auxiliaire de lâarchidiocèse de Montréal et M gr Olivier Maurault, recteur de lâUniversité de Montréal, représentaient le sommet de la pyramide sociale. Malade, lâarchevêque en titre ne pouvait plus honorer de sa présence un événement de ce genre. Il y avait encore Maître Arthur Vallée, président du Cercle universitaire, le révérend Alphonse de Grandpré, lâabbé Henri Robillard, professeur de sciences, Joseph Dansereau, président de la Société Saint-Jean-Baptiste, et son prédécesseur, J.-V. Desaulniers⦠et bien sûr lâhistorien national, le chanoine Lionel Groulx.
Si presque tous adressaient à Renaud un regard peu amène, ce dernier, peu rancunier ou alors curieux dâavoir de ses nouvelles après leur dernier échange, vint à sa rencontre en arborant un visage amusé, pour lui dire:
â Cher collègue, je me surprends de vous voir ici. Il est de notoriété publique que votre cÅur ne bat pas à lâunisson de celui de notre petit peuple.
â Mais Dieu seul est en mesure de sonder les cÅurs et les reins des êtres humains. Votre affirmation demeure un peu présomptueuse, à moins que le Très Haut vous murmure des confidences à lâoreille, comme à Jeanne DâArc. Aussi je suppose que vous accepterez bien de me laisser le bénéfice du doute.
Le sourire de lâecclésiastique sâestompa à moitié.
â Oh! Je suis certainement à lâabri du jugement téméraire. Vous êtes donc sensible au thème du défilé de cette année?
â «Le Canada est resté fidèle»? Bien sûr. Jâai hâte de voir à quoi nous sommes restés fidèles⦠ou plus précisément à quoi certains dâentre nous veulent inciter notre bon peuple à rester fidèle. Plus tard cet été, je compte bien aller découvrir lâexposition internationale de New York, dont le sujet est «Le monde de demain». Un pays tourné vers le passé, son voisin tourné vers lâavenirâ¦
â Aucune nation ne peut croître en se coupant de ses racines, remarqua le chanoine.
â Cette métaphore forestière explique sans doute pourquoi certains dâentre nous sont de souche, dâautres pas.
Comme vous êtes un spécialiste du passé, je veux vous croire.
Jâentends déjà les flonflons du défilé, je vais rejoindre ma chaise, au dernier rang.
à lâarrière de la grande plate-forme de bois, derrière les notables, de simples professeurs pouvaient prendre place.
Sous un ciel incertain, Renaud se joignit à ses
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