L'Eté de 1939 avant l'orage
conviction que tous les pauvres souffraient de tares morales: avec quelques sous dans leur poche, ils souhaiteraient se saouler au lieu de nourrir leur famille.
â Je sais. Tu peux me dire en quoi cela dérangerait ce gros cochon, que je prenne son dix cents pour aller boire une bière? Quand on vit dans la merde, faut-il absolument être privé de tous les moyens dâévasion?
Cet homme avait eu la chance dâacquérir un petit morceau dâéducation, pensa Renaud, ou alors lâinactivité lui avait laissé le loisir de réfléchir un peu sur la condition humaine. Tout en parlant, il avait ouvert sa boîte de conserve, relevé le couvercle au rebord tranchant comme un rasoir, et pêché une cuillère dans lâune de ses poches. Ce nâétait certainement pas la première fois que quelquâun le payait en nature.
â Tu en veux? offrit-il en lui tendant le contenant.
â Non⦠non merci. Je sors de la soupeâ¦
Catholiques, protestants et juifs multipliaient les missions destinées à donner une soupe fumante aux sans-emploi. La plupart des sacristies dâéglise, des temples et plusieurs synagogues voyaient des files dâattente se former à lâheure des repas.
â Au moins, tu as mangé chaud.
Après quelques cuillerées enfournées prestement, le chômeur demanda:
â Tu as perdu ton emploi il y a longtemps?
â Trois mois. Jâétais vendeur chez Woodhouse. Des Juifsâ¦
Autant répéter le même mensonge: cela réduisait les risques dâêtre pris en défaut.
â Sans doute quâils ont donné ta place à lâun des leurs.
Contrairement aux Canadiens français, ces gens-là se tiennent entre eux.
Sa voix ne trahissait pas la moindre agressivité. Pourtant, il reprenait lâun des arguments sans cesse ressassé par les antisémites: tous ces métèques se protégeaient les uns les autres.
â Et toi, il y a longtemps?
â Oui et non. Depuis cinq ans, jâai tout essayé, de la vente dâalmanachs de porte en porte au travail de bûcheron dans les chantiers. Je suis nul dans le commerce, un manche de hache me met irrémédiablement les mains en sang. Jusquâà il y a deux semaines, je faisais des livraisons à bicyclette.
Lâavocat nâosa pas lui demander sâil avait des compétences particulières à faire valoir auprès dâun employeur. Alors que son compagnon terminait le contenu de sa boîte de conserve, ils échangèrent quelques mots encore. Puis Renaud se leva, laissa tomber un «Bonne chance» sans conviction et entreprit de revenir sur ses pas par la rue Craig, jusquâau coin du boulevard Saint-Laurent, pour remonter ensuite vers le nord.
Sur la grande artère qui divisait la ville en deux, avec lâouest anglophone dâun côté, lâest francophone de lâautre, les débits de boisson et les salles de spectacles louches voisinaient les commerces plus légitimes. En plein après-midi, malgré lâanimation les lieux paraissaient sûrs. En pleine nuit, une faune de mauvais garçons et de femmes de petite vertu devait cohabiter avec des hommes à la recherche de plaisirs plus ou moins licites. Jusquâà la rue Sainte-Catherine, et même un peu plus haut, Renaud se trouvait au milieu du Red Light . Au nord de la rue Sherbrooke, il sâagissait de lâunivers besogneux dâhumbles commerces et des ateliers de confection de vêtements. Là habitaient les Juifs, assez nombreux. De modestes magasins affichaient en yiddish et offraient une alimentation cachère et des bagels aux consommateurs.
Si le Parti de lâUnité nationale arrivait à ses fins, tôt ou tard des militants viendraient défoncer ces vitrines, assommer les hommes portant des caftans et des cheveux en papillotes et violer les femmes. Quand le bouc émissaire était si bien montré du doigt, fallait-il longtemps pour susciter une Nuit de cristal comme celle du mois de novembre dernier en Allemagne? Les habitants de ce pays nâétaient certainement pas les seuls au monde à se révéler susceptibles de commettre ce genre dâexcès.
Après un long voyage déprimant, pendant lequel lâopérateur radio était demeuré sans cesse avec son casque dâécoute sur les oreilles, dans lâespoir
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