Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Eté de 1939 avant l'orage

L'Eté de 1939 avant l'orage

Titel: L'Eté de 1939 avant l'orage Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
Vom Netzwerk:
conviction que tous les pauvres souffraient de tares morales: avec quelques sous dans leur poche, ils souhaiteraient se saouler au lieu de nourrir leur famille.
    â€” Je sais. Tu peux me dire en quoi cela dérangerait ce gros cochon, que je prenne son dix cents pour aller boire une bière? Quand on vit dans la merde, faut-il absolument être privé de tous les moyens d’évasion?
    Cet homme avait eu la chance d’acquérir un petit morceau d’éducation, pensa Renaud, ou alors l’inactivité lui avait laissé le loisir de réfléchir un peu sur la condition humaine. Tout en parlant, il avait ouvert sa boîte de conserve, relevé le couvercle au rebord tranchant comme un rasoir, et pêché une cuillère dans l’une de ses poches. Ce n’était certainement pas la première fois que quelqu’un le payait en nature.
    â€” Tu en veux? offrit-il en lui tendant le contenant.
    â€” Non… non merci. Je sors de la soupe…
    Catholiques, protestants et juifs multipliaient les missions destinées à donner une soupe fumante aux sans-emploi. La plupart des sacristies d’église, des temples et plusieurs synagogues voyaient des files d’attente se former à l’heure des repas.
    â€” Au moins, tu as mangé chaud.
    Après quelques cuillerées enfournées prestement, le chômeur demanda:
    â€” Tu as perdu ton emploi il y a longtemps?
    â€” Trois mois. J’étais vendeur chez Woodhouse. Des Juifs…
    Autant répéter le même mensonge: cela réduisait les risques d’être pris en défaut.
    â€” Sans doute qu’ils ont donné ta place à l’un des leurs.
    Contrairement aux Canadiens français, ces gens-là se tiennent entre eux.
    Sa voix ne trahissait pas la moindre agressivité. Pourtant, il reprenait l’un des arguments sans cesse ressassé par les antisémites: tous ces métèques se protégeaient les uns les autres.
    â€” Et toi, il y a longtemps?
    â€” Oui et non. Depuis cinq ans, j’ai tout essayé, de la vente d’almanachs de porte en porte au travail de bûcheron dans les chantiers. Je suis nul dans le commerce, un manche de hache me met irrémédiablement les mains en sang. Jusqu’à il y a deux semaines, je faisais des livraisons à bicyclette.
    L’avocat n’osa pas lui demander s’il avait des compétences particulières à faire valoir auprès d’un employeur. Alors que son compagnon terminait le contenu de sa boîte de conserve, ils échangèrent quelques mots encore. Puis Renaud se leva, laissa tomber un «Bonne chance» sans conviction et entreprit de revenir sur ses pas par la rue Craig, jusqu’au coin du boulevard Saint-Laurent, pour remonter ensuite vers le nord.
    Sur la grande artère qui divisait la ville en deux, avec l’ouest anglophone d’un côté, l’est francophone de l’autre, les débits de boisson et les salles de spectacles louches voisinaient les commerces plus légitimes. En plein après-midi, malgré l’animation les lieux paraissaient sûrs. En pleine nuit, une faune de mauvais garçons et de femmes de petite vertu devait cohabiter avec des hommes à la recherche de plaisirs plus ou moins licites. Jusqu’à la rue Sainte-Catherine, et même un peu plus haut, Renaud se trouvait au milieu du Red Light . Au nord de la rue Sherbrooke, il s’agissait de l’univers besogneux d’humbles commerces et des ateliers de confection de vêtements. Là habitaient les Juifs, assez nombreux. De modestes magasins affichaient en yiddish et offraient une alimentation cachère et des bagels aux consommateurs.
    Si le Parti de l’Unité nationale arrivait à ses fins, tôt ou tard des militants viendraient défoncer ces vitrines, assommer les hommes portant des caftans et des cheveux en papillotes et violer les femmes. Quand le bouc émissaire était si bien montré du doigt, fallait-il longtemps pour susciter une Nuit de cristal comme celle du mois de novembre dernier en Allemagne? Les habitants de ce pays n’étaient certainement pas les seuls au monde à se révéler susceptibles de commettre ce genre d’excès.

    Après un long voyage déprimant, pendant lequel l’opérateur radio était demeuré sans cesse avec son casque d’écoute sur les oreilles, dans l’espoir

Weitere Kostenlose Bücher