L'Eté de 1939 avant l'orage
collègues. Un jeune homme juste à côté de lui écrivait furieusement dans son carnet. Lâavocat sâarracha les yeux pour lire comment le scribouillard du Petit Journal rendait compte de la réaction des spectateurs autour de lui. Aussi put-il apprendre que les personnes sur lâestrade dâhonneur applaudissaient «vigoureu-sement et souvent avec un enthousiasme délirant des chars allégoriques évoquant les plus beaux jours de notre glorieux passé». Cette opinion, tous ne la partageaient certainement pas. Le lendemain, dans cet hebdomadaire, Renaud reconnaîtrait toutes les notes prises par son voisin, dont lâallusion aux «applaudissements frénétiques» de la foule à lâarrivée du char louant «Nos missionnaires jusquâaux confins de lâAmérique», un don de la société France-Film. Le petit homme qui offrait à Virginie les productions de Pagnol et proposait Jean Gabin et Fernandel à lâadulation des Canadiens français, ne ménageait pas ses efforts. Suivaient dans lâordre la voiture vouée à «Nos sÅurs missionnaires en Orient», une offrande du Canadien Pacifique, et «Lâécole de rang», un présent du gouvernement provincial.
â Bien sûr, murmura Renaud entre ses dents. Un premier ministre comme Maurice Duplessis ne peut que rendre hommage à ces milliers de temples dédiés à cultiver notre ignorance nationale. Câest elle qui lâa amené au pouvoirâ¦
â Pardon? fit le journaliste à ses côtés, un jeune homme de vingt ans à peine.
â Je mâexcuse, une habitude de vieillard: je parle tout seul. Je mâextasiais pour le prochain char, «Lâuniversité».
Devant eux, une autre voiture venait de sâarrêter un moment. Une construction en carton-pâte évoquait le majestueux bâtiment universitaire à moitié érigé sur le flanc du mont Royal. Sur lâestrade, les professeurs, dont la moitié portait une soutane, adressaient de grands gestes aux figurants qui personnifiaient les élites du Québec de demain.
Assez curieusement, des maisons dâaffaires farouchement anglo-protestantes, comme le Canadien Pacifique, mettaient de lâargent dans les chars allégoriques chargés dâalimenter lâengouement des Canadiens français pour lâÃglise catholique et ses dirigeants. Sans doute y trouvaient-elles leur compte. La croix et lâautel satisfaits par ces premiers hommages, le char suivant variait les stimuli , allant du goupillon au sabre, puis à la charrue. «Le chevalier de Lévis à Sainte-Foye», «Lâamour du sol», «Nos aïeux venaient de France», «Nos aïeules, filles du Roi» se succédèrent, la dernière voiture étant commanditée par le Canadien National. Le grand magasin Dupuis Frères rompit un peu le délire historique avec un char intitulé «Vive la Canadienne. Vole mon cÅur vole», un clin dâÅil aux ménagères qui faisaient la richesse de cette entreprise.
Entre ces voitures chargées de figurants et de décors en carton-pâte dont la magie tenait moins au talent des artisans quâà la pénombre complice qui sâétendait sur la ville, diverses fanfares devaient égayer les spectateurs à grands renforts de cuivres et de grosses caisses. La plupart du temps, elles se composaient dâélèves dâacadémies ou de collèges, les plus exotiques venant de Trois-Rivières ou de Shawinigan.
Certaines mettaient en vedette les aptitudes de groupes de travailleurs. Voir les jeunes délinquants de lâécole de réforme Mont-Saint-Antoine précéder immédiatement le corps de clairons des policiers de Montréal fit sourire lâavocat. En dâautres lieux, ces garçons avaient dû amener les constables à sâessouffler à force de courir après eux.
Le clou du défilé fut bien sûr le char de saint Jean-Baptiste, cette année-là «dâune conception nouvelle et purement abstraite», nota le journaliste près de Renaud. Pourtant, comme dâhabitude, les mères de famille sâextasieraient sur un garçonnet blond et frisé, à lâallure très féminine, et leurs enfants sur un agneau tremblantâ¦
Vingt minutes plus tard, après que les notables eurent
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