L'Eté de 1939 avant l'orage
quitté lâestrade, les humbles professeurs descendaient à leur tour un escalier plutôt raide. Le chanoine Groulx sâétait attardé un peu auprès dâofficiers de la Société Saint-Jean-Baptiste, aussi Renaud sâeffaça pour le laisser passer devant lui.
â Alors monsieur Daigle, content de votre soirée?
â Le simple fait dâavoir vu un gamin affublé dâune peau de mouton se tortiller sur un char allégorique parce quâil se mourait dâaller pisser mâa rempli dâaise.
â Mais si je ne me trompe, vous venez de me servir là une boutade formulée par le journaliste Olivar Asselin au début du siècle.
â Vous mâavez percé à jour. Mes mots dâesprit ne sont pas tous de moi.
Arrivés au bas de lâescalier, les deux hommes sâétaient rangés afin de laisser passer leurs compagnons.
â Monsieur le Chanoine, si vous désirez rentrer chez vous, je peux vous reconduire.
â Câest gentil à vous, mais je crains dâabuser.
â Pas du tout, ce serait un plaisir. Comme vous me lâavez déjà fait remarquer vous-même, nous sommes voisins.
â Dans ce cas, je veux bien profiter de votre voiture, si vous avez lâobligeance de mâattendre un moment, le temps que je serre quelques mains.
â Bien sûr.
Pendant de longues minutes, lâecclésiastique alla de lâun à lâautre, échangeant un mot ici et là . Pour toutes les personnes sachant lire, il faisait figure de vedette, de maître à penser, de gourou en fait, un peu comme Gandhi à lâautre bout du monde. Cela dura suffisamment longtemps pour que Renaud regrette son offre. Puis, il put enfin guider son compagnon jusquâà sa voiture garée pas trop loin, dans une rue tranquille.
Galamment, il ouvrit la portière à lâecclésiastique, affichant la déférence habituelle des Canadiens français pour tous ceux qui portaient la robe.
Alors que la voiture roulait vers Outremont, le chanoine demanda avec une certaine ironie dans la voix:
â Et puis, ce défilé vous a-t-il rappelé ce à quoi il convenait de rester fidèle?
â à nos glorieux ancêtres, plus grands que nature, qui sont venus construire un bout de France sur notre petit coin dâAmérique. à une race bénie de Dieu, qui essaime maintenant sur toute la terre pour amener les peuplades arriérées et barbares à la connaissance de la vraie religion. à des aïeuls qui nous ont laissé un héritage de courage, dâabnégation, de vertu, lequel sâest transmis à nous de génération en génération. Cela fait de nous une nation élue.
â Une excellente réponse. Comment se fait-il quâau timbre de votre voix, je ne me sente pas du tout rassuré? demanda son compagnon, amusé.
â Je ne crois pas que vous apprécieriez entendre ce que je pense vraiment.
â Dites toujours, nous verrons bien.
â Je vous ai expliqué ce que la Société Saint-Jean-Baptiste, et tous les autres Canadiens français dâélite, veulent communiquer à notre bon peuple. Cette représentation de la nation, essentiellement raciale et catholique, conduit directement nos compatriotes au racisme. Un peu mieux informé que les masses populaires, jâai plutôt constaté quâune peuplade ignorante et crédule se voyait exposée à une mise en scène de son passé qui ne vise quâà assurer la pérennité du pouvoir dâune petite minorité qui aime les privilèges que lui confère son statut. Cette minorité condamne la population à obtenir la plus anémique éducation qui se puisse imaginer et concocte un passé de fantaisie qui alimente des conceptions politiques dangereuses.
En disant cela, Renaud avait en mémoire un homme encore jeune qui transportait les valises des autres pour recevoir lâaumône dâune boîte de fèves au lard Clark. Le chanoine Groulx eut la sagesse de ne pas demander quelle était cette élite vouée à garder tout un peuple dans lâignorance. Ce fut en silence quâils terminèrent le trajet jusquâà la rue Bloomfield.
Après de brefs souhaits de bonne nuit, les deux collègues se séparèrent sans regret.
15
Le lendemain matin, Renaud Daigle se leva tôt pour terminer
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