L'Etoffe du Juste
que, si jamais la livraison du document ne survenait pas, je devrais repartir de zéro dans des conditions loin d’être idéales. Malgré la planification méticuleuse de Robert de Sablé, la mission du Cancellarius Maximus avait échoué. Ce que m’avait révélé la mendiante avant de mourir, et qui devait faire de moi le Lucifer, était rendu obsolète par le fait que la seconde part de la Vérité était vraisemblablement déjà en possession des complices de Montfort. Plus de chapelle n’ayant jamais vu la Lumière, ni de lignée des Neuf, de vitriol ou de marque d’infamie. La piste semblait avoir été éventée depuis longtemps, sans que la pauvre femme qui l’avait protégée si longtemps ne l’ait su.
Pour meubler l’attente, j’exerçais furieusement ma senestre pour retrouver le plus de mobilité possible. Hormis les élancements fréquents que me causait le froid, elle s’améliorait. Plus jamais je ne serrerais fermement la poignée d’une épée, mais je m’adaptais au fait qu’elle me permettait de maintenir une arme en équilibre.
Un matin, après une heure d’exercice à l’extérieur, je retirai mon gant et détachai le mécanisme de mon poignet pour le huiler, puis lavai ma chair rougeâtre et raide, qui en avait grand besoin. En la voyant, Guy, qui jouait du luth près de la fenêtre, grimaça malgré lui, de pitié autant que de dégoût.
— On dirait une serre d’aigle, remarqua-t-il.
— Je sais. Au moins, elle peut encore servir, répondis-je en affilant les lames fabriquées par le forgeron de Mondenard.
Je remis le mécanisme en place. Puis je m’occupai de mon épée, que j’aiguisai en déplorant qu’elle ne soit pas Memento. Je nettoyai et huilai ma cotte de mailles pour éviter qu’elle ne rouille dans ce temps froid et humide. Je me rasai la tête avec la lame que Pernelle m’avait laissée. Je fis mille autres petites choses insignifiantes jusqu’à ce que je ne trouve plus rien pour m’occuper l’esprit.
Je tuai aussi le temps en visitant les moindres recoins de la forteresse, dont la construction n’avait de cesse de m’impressionner. J’observais les bâtiments et je regardais les gens qui passaient, me demandant lequel d’entre eux détenait ce que je désirais sans savoir que j’étais là.
Tous les soirs depuis notre arrivée à Gisors, Guy était invité à partager la table du sieur Jehan, au logis seigneurial. Il s’y rendait avec fébrilité, espérant chaque fois y rencontrer celui qui lui permettrait de compléter sa mission. J’aurais voulu l’accompagner pour garder un œil sur la situation, au cas où quelque chose d’imprévu survenait. Certes, il devait prendre livraison du document pour son père, mais rien ne m’assurait qu’il ne se trouvait pas quelqu’un d’autre qui cherchait à l’intercepter. Et puis, malgré ce qu’avait dit Guiburge, Lambert de Thury ne s’était pas manifesté. J’ignorais même s’il se trouvait vraiment à Gisors. Je répugnais à laisser le jeune Montfort sans protection, mais il était hors de question qu’un simple homme d’armes accompagne son seigneur dans un repas entre nobles et, aux yeux de tous, je n’étais que cela. Je restais donc chez nous à l’attendre, tournant en rond comme une bête en cage.
Autour de minuit, j’inventais un prétexte pour sortir et rendais compte de la journée à mes compagnons, qui étaient aussi frustrés que moi par l’absence de progrès et auxquels il tardait de quitter Gisors.
Un soir où je n’en pouvais plus de tourner en rond, je décidai de retourner à la taverne. Il était tard et, si une part de moi souhaitait apprendre quelque information utile, l’autre espérait, sans que je veuille l’admettre, trouver Guiburge seule pour satisfaire mes bas instincts. Je fus toutefois déçu. Plusieurs soldats traînaient encore, dans un état d’ivresse plus ou moins avancé. Je cherchai la tavernière du regard et la trouvai à son comptoir, en conversation avec Guy de Montfort. Étonné de le voir là plutôt que chez le seigneur, je restai dans l’embrasure de la porte et les observai. Ils discutaient avec familiarité et, à mon étonnement, Guiburge avait un air doux, presque maternel. Peut-être s’était-elle prise d’affection pour le petit inverti ? Ou peut-être s’était-elle mis en tête de le convertir ? Elle serait déçue, la pauvre. Peut-être aussi était-elle en train de lui révéler l’existence de
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