L'Etoffe du Juste

Lambert de Thury, à lui aussi ? Après tout, elle l’avait bien fait pour moi sans me connaître. Les taverniers et les aubergistes ont tous la langue bien pendue, c’est connu. Si tel était le cas, cela ne ferait qu’accélérer les choses. Je sortis peu après sans qu’on m’ait aperçu.
    Chaque soir, le jeune Montfort revenait plus déçu que la veille et je devais longtemps l’encourager, moi qui aurais eu besoin d’être rassuré.
    —    Et si quelque chose était arrivé ? me demanda-t-il anxieusement, le sixième soir, en revenant de chez le seigneur.
    —    Comme quoi ?
    Il haussa les épaules, trahissant le sentiment d’impuissance qui l’avait envahi.
    —    Je ne sais pas, moi. Peut-être que celui qui devait me remettre le document n’a pas pu se rendre à Gisors. Il aurait aussi bien pu être assassiné en chemin.
    —    Vous présumez que celui que vous devez rencontrer voyageait, sire. M’est avis que le document vous attendait plutôt ici même.
    —    Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
    —    Pensez-y un peu. S’il est si précieux qu’il le semble, pourquoi courir le risque de le transporter et de l’exposer au brigandage ? Qui nous dit que quelqu’un d’autre ne cherche pas à s’en emparer ? La prudence la plus élémentaire exige que celui qui le possède reste bien en place et attende l’autre. M’est avis qu’il est ici, à Gisors, depuis toujours. Sinon, votre père vous aurait délégué autre part.
    —    Peut-être que les plans de mon père ont changé pendant que j’étais en chemin sans qu’on puisse m’en prévenir.
    —    Nous sommes ici depuis déjà une semaine. Quelqu’un vous l’aurait fait savoir.
    Sa frustration prit le dessus et, l’espace d’une seconde, je lus dans ses yeux la même violence que dans ceux de son géniteur.
    —    Alors pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? éclata-t-il en frappant sèchement la table du plat de sa main.
    —    Il a certainement ses raisons. Votre père ne vous a pas dépêché ici pour rien.
    —    Il aurait organisé tout cela pour m’humilier que je n’en serais pas surpris.
    —    Allons, allons, sire, vous dites des bêtises. Soyez patient. Sous peu, tout sera réglé et nous serons en route vers le Sud.
    —    Que Dieu t’entende, Gontier, soupira-t-il en se frottant le visage à deux mains. Sinon, je crois que je vais devenir fou.
    Je me mordis les lèvres pour ne pas lui cracher mon amertume au visage. Ce freluquet ne pouvait même pas imaginer ce qu’était la véritable terreur, celle qui vous pousse lentement, cruellement, vers le désespoir et la folie. Il avait enfin une chance de gagner l’estime d’un père qui l’avait toujours méprisé, et il craignait l’échec. Moi, j’avais peur de retourner en enfer. Une peur intense, viscérale, qui me triturait les entrailles et qui ne me quittait jamais ; qui enveloppait ma vie dans un voile sombre et qui se resserrait chaque jour un peu plus autour de moi, oppressante et épaisse. Les deux ne se comparaient même pas. Je me fichais des angoisses de Guy de Montfort comme de mes premières braies. Le fait de devoir endurer ses jérémiades faisait partie du prix que j’avais à payer pour sauver mon âme.
    Le septième soir, Guy ne revint pas de chez le seigneur à l’heure habituelle. Au début, j’en conçus de l’espoir, mais à mesure que les heures s’écoulaient, l’inquiétude me gagna. Si on lui avait fait un mauvais parti ? Si quelque chose avait mal tourné ? Ma réussite tenait à celle de ce jeune homme et, si on lui avait remis le document, il ne devait pas me glisser entre les doigts. Je décidai donc de me mettre à sa recherche.
    Je sortis et arpentai la cour intérieure de la forteresse, cherchant des yeux dans la nuit en espérant apercevoir mon homme, saluant poliment les rares personnes que je croisais en essayant d’avoir l’air de rien. Sur ma droite, au sommet de son monticule, l’ombre du donjon trônait, comme un géant protégeant jalousement son domaine et guettant sans cesse l’horizon. Je jetai un coup d’œil au chemin de ronde, mais hormis les quelques sentinelles qui y allaient et venaient, tout était tranquille. Arrivé au logis de Jehan de Gisors, je me dirigeai vers les deux soldats qui montaient la garde devant la porte.
    —    Je suis à la recherche de mon seigneur, sire Guy de Montfort, déclarai-je. Est-il toujours à l’intérieur ?
    L’un