L'Etoffe du Juste
jusqu’au bout du monde avec une totale confiance. Il n’était guère étonnant que Pilatius Pontius ait fini par se résoudre à le faire crucifier. En le dévisageant, je comprenais la grave menace qu’il avait pu représenter pour Rome en Judée. Cet homme aurait pu finir par soulever toute la province, j’en avais la conviction. Douze siècles nous séparaient, et pourtant j’aurais voulu pouvoir compter sur un soldat de cette trempe à mes côtés face aux croisés. Mieux : je lui aurais cédé ma place pour le suivre sans rechigner, certain de la victoire.
Je contemplai le suaire. L’étoffe du Juste. L’expression était revenue souvent dans mes songes. Orgueilleux, j’avais cru qu’elle s’appliquait à moi. Que je devais démontrer que j’avais assez d’étoffe pour être considéré comme juste. Et voilà qu’elle se révélait littérale. Pernelle et Guillot la déployaient devant moi. Le Juste était Ieschoua. Moi, je n’étais que le damné.
Je n’arrivais pas à détacher mon regard de Ieschoua. Il me fascinait. J’observais chaque menu détail de sa personne. Les blessures, surtout, si nombreuses et si graves. J’avais vu plusieurs soldats aguerris trépasser pour beaucoup moins. Personne ne pouvait survivre à un pareil traitement. À mesure que je réfléchissais, mon exaltation se mua en découragement, puis en amertume.
L’image que j’avais devant moi ne pouvait être que celle d’un homme mort. Toute cette quête avait été menée en vain. Toutes les souffrances que j’avais imposées aux autres. Tous ces morts. Toutes ces horreurs. Rien de cela n’avait eu le moindre sens. J’avais été manipulé, utilisé par Dieu lui-même. Ou par Satan, par pure cruauté.
— Maudit sois-tu, Métatron, fis-je pour moi-même. Tu m’as trompé. Ta Vérité n’existe pas.
Ébranlé, je reculai de quelques pas chancelants et me heurtai à Pernelle, qui tenait toujours l’extrémité du suaire. Elle me dévisagea, perplexe.
— Je te dirais bien que tu as l’air d’avoir vu un revenant, mais dans les circonstances.
— Les documents ne sont que mensonges, murmurai-je d’une voix éteinte.
— Pourquoi dis-tu cela ?
J’éclatai comme un volcan.
— Putain de Dieu, regarde-le ! Il est bien mort sur la croix ! Ça crève les yeux !
— En es-tu si sûr ?
Elle me tendit le bout du suaire qu’elle tenait et je le pris tel un automate. Je dus me faire violence pour me retenir de déchirer le maudit chiffon. Puis elle s’accroupit devant l’image et, les sourcils froncés, se mit à l’examiner.
— Dame Pernelle, s’impatienta Guillot, toujours debout sur l’autel, le suaire au bout des bras. Pour l’amour de Dieu, nous devons partir.
— Conserve ta salive pour tes oraisons, moine ! rétorqua-t-elle sans daigner le regarder. Les fondateurs ont caché ce suaire ici et je m’assurerai qu’il signifie bien ce qu’on nous en dit, que cela te plaise ou non !
Guillot se renfrogna, mais tint sa langue. Pendant de longues minutes, Pernelle s’activa, s’approchant de l’image jusqu’à presque y coller le bout du nez, suivant du doigt les membres de Ieschoua, s’attardant sur ses blessures et les taches sombres qui les environnaient, grattant le tissu avec son ongle, se reculant pour observer l’image de dos ou pour avoir une vue d’ensemble avant de s’approcher et de reprendre son manège, ponctué de « Hmmmm » et de « Oui, bien sûr ».
Je n’avais pas besoin de lui demander ce qu’elle faisait. Joseph d’Arimathie avait affirmé que ce linge était la preuve irréfutable de la survie de Ieschoua et je savais fort bien qu’elle tentait de le confirmer. Je restai coi.
Lorsqu’elle fut satisfaite, elle se retourna vers moi. Son visage était transfiguré et elle souriait.
— Homme de peu de foi, dit-elle enfin.
Elle avait ce sourire coquin que je connaissais bien. Celui qui laissait entendre qu’elle savait quelque chose que les autres ignoraient.
— Aucun doute, Gondemar. Cet homme était bien vivant.
— Comment peux-tu faire la différence entre un homme endormi et un macchabée ? demanda Ugolin.
— Ugolin a raison, renchéris-je.
— Par une foule d’indices, pour qui sait les lire.
Pernelle s’approcha du linceul et désigna les poignets.
— D’abord le sang, dit-elle. Voyez ses poignets, par exemple. Ainsi que ses pieds, son côté, son front et
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