L'Etoffe du Juste
géant rougit.
— Les cathares sont sauvés, lui dit-elle avec ferveur en secouant énergiquement ses immenses épaules. Tu te rends compte, Ugolin ? Avec ce suaire et tous les documents que nous possédons désormais, la supercherie tire à sa fin. Dès qu’ils seront connus, le pape sera démasqué. La croisade s’essoufflera d’elle-même. Bientôt, une seule foi unira tous les hommes. La Lumière divine brillera enfin sur la Création.
Petit à petit, à mesure que le Minervois réalisait la portée de notre découverte, un sourire béat se formait sur ses lèvres et éclairait son visage. Guillot, lui, se signa de nouveau.
En voyant Pernelle prise d’une si grande agitation, je compris que, pour elle, et sans doute pour tous les autres membres des Neuf de Montségur, la raison d’être de la Vérité était le triomphe de la foi cathare. À leurs yeux, sa révélation allait de soi et devait se produire le plus rapidement possible. Après la persécution devait forcément venir la légitimation. La victoire ultime.
Je fus soudain assailli par des sentiments contradictoires. Je ressentais bien une profonde et sincère allégresse. Car j’en étais venu à m’identifier tout entier à cette cause. Tu devras protéger la Vérité et l’empêcher d’être détruite par ses ennemis jusqu’au moment où l’humanité sera prête à la recevoir, m’avait affirmé Métatron lors de mon passage en enfer. J’avais souhaité réussir pour moi-même, pour le salut de mon âme, mais aussi pour les Neuf et les cathares, qui méritaient ma loyauté. Et malgré les obstacles, les risques et les souffrances, contre toute attente, j’y étais parvenu. J’avais maintenant retrouvé les deux parts. Il ne me restait qu’à emporter la seconde à Montségur pour la réunir à la première. Tout serait-il terminé ensuite ? Sans doute pas. Je devrais certainement trouver une façon d’assurer l’entière sécurité des documents et du suaire. Peut-être faudrait-il les déplacer ailleurs. Peut-être pas. J’en discuterais avec Esclarmonde, Eudes et Véran. Leur opinion m’importait. Au bout du compte, toutefois, la décision serait la mienne.
Et ensuite ? Une fois la Vérité complète et bien protégée, qu’adviendrait-il du damné que j’étais ? Je comparaîtrais devant Dieu pour subir son jugement. Mais jamais il ne m’avait donné la moindre assurance de salut. L’archange avait été très clair à ce sujet : Dieu ne t’offre qu’une chance de rédemption. Il ne te donne aucune garantie, sinon celle de reconsidérer ton sort si telle est sa volonté. Mais tu aurais au moins une chance alors que, présentement, tu n’en as aucune. Une chance. C’était peu, mais tout de même mieux qu’aucune. Je ne voyais pas comment je pouvais faire plus. J’avais bravé tant de dangers pour parvenir à ce simple instant. En avais-je assez fait pour sauver mon âme ?
Je souhaitais par-dessus tout que Dieu m’accorde la grâce de vivre, ne fût-ce que quelques années, auprès de ma douce Cécile. Un peu de bonheur, loin de la violence et des armes. Peut-être un ou deux enfants. Quelques terres. Je ne voulais rien de plus. J’étais prêt à tout pour mériter sa clémence. S’il le fallait, je reprendrais cette quête à zéro. Je ne demandais qu’une chose : qu’au bout de mon via crucis 5 m’attendent les bras accueillants de la demoiselle de Foix. Jamais, depuis ma résurrection, je n’éprouvai davantage le besoin de prier, de supplier, d’implorer. Mais je ne le fis pas. Je n’en avais toujours pas le droit. Il ne me restait qu’à retourner à Montségur, à attendre et à espérer.
Guillot mit brusquement un terme à mes introspections.
— Le suaire ne servira à rien si nous ne le sortons pas d’ici, déclara-t-il en descendant avec moult efforts de l’autel où il l’avait déposé.
Il fit mine de saisir l’étoffe pour la plier et la remettre dans son enveloppe. Sans trop savoir pourquoi, je franchis les trois pas qui nous séparaient, empoignai son bras, mes doigts s’enfonçant dans la chair molle, et le repoussai brusquement.
— Je suis le Lucifer, crachai-je, les dents serrées. Il me revient de prendre charge de la Vérité.
— Fort bien, fort bien, répliqua-t-il en massant son bras douloureux. Ne prends pas la mouche, mon ami.
Le regard que je lui adressai suffit à le faire reculer de quelques pas. Avec révérence, je ramassai le linceul et le tendis
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