L'Etoffe du Juste
Toulouse ont tanné les fesses de Montfort, dit-on.
Pendant que nous mangions, l’aubergiste se lança dans le récit des événements récents, l’enthousiasme de ses gestes faisant frémir le suif qui lui enchâssait le visage et les bras. Surmontant leurs différends, les comtes de Foix et de Toulouse avaient bel et bien attaqué les forces de Simon de Montfort, et je ressentis un pincement au cœur à l’idée que je n’avais pas été à leurs côtés. La surprise avait forcé le chef des croisés à s’enfermer dans Castelnaudary, où il avait aussitôt été assiégé par les forces du Sud, beaucoup plus nombreuses. Tel que prévu, Raymond Roger et son fils s’étaient concentrés sur les convois d’approvisionnement de Montfort, le privant de vivres et lui rendant la vie fort difficile. Pendant quelques jours, on avait même cru qu’il serait forcé de se rendre. Mais c’était mal connaître le maudit canis domini 4 . Acculé au mur, il avait tenté une sortie désespérée et avait réussi à mettre les Foix en déroute au terme d’âpres combats. Profitant de l’occasion, il avait abandonné Castelnaudary peu de temps après pour retourner se terrer à Carcassonne et lever de nouvelles troupes. Toulouse disposait donc de quelque temps pour respirer. Mieux encore, les seigneurs du Sud, encouragés par ce résultat, avaient commencé à reprendre les châteaux qu’ils avaient abandonnés à l’envahisseur.
— En plus, il est étrange, ce Montfort, conclut l’aubergiste, d’un ton de conspirateur. On raconte qu’il a fait grand cas d’un cadavre ramassé sur le champ de bataille. Il paraît qu’il l’a même emporté en partant, comme un trophée. À ce qu’on entend de lui, je ne serais pas surpris qu’il l’ait mangé !
Je retins de peine et de misère le sourire de satisfaction qui cherchait à s’esquisser sur mon visage, me contentant d’adresser un regard entendu à Pernelle. Ces diables de Foix avaient réussi. Selon toute vraisemblance, Montfort me croyait mort. Il avait même emporté « mon » cadavre, sans doute pour le déposer aux pieds d’Amaury, tel un chien fidèle fier d’offrir à son maître sa plus récente prise.
Je me levai pour signifier la fin de la conversation. Ugolin s’enquit de l’emplacement du lit que nous venions de payer. Notre interlocuteur, un peu surpris par notre brusquerie, désigna une porte au fond de la pièce.
— Elle donne sur la cour arrière. Une fois dehors, montez l’escalier. C’est la deuxième porte à droite.
Il nous remit un bougeoir et s’en alla servir des clients qui le réclamaient à une autre table. Ugolin empoigna la cruche de vin encore à demi pleine et deux gobelets, puis nous sortîmes. Nous nous retrouvâmes dans une petite cour, gravîmes l’escalier jusqu’à l’étage et entrâmes dans la chambre désignée. Une vilaine paillasse, déposée sur le sol, en constituait le seul ameublement. Dessus gisait une couverture de laine élimée. Une puissante odeur de moisi et de crasse remplissait la pièce et je vis Pernelle plisser le nez. Je posai le coffre à terre pendant que le Minervois nous versait un gobelet.
— Les nouvelles sont bonnes, déclara-t-il, enthousiasmé, après avoir avalé une gorgée. Grâce à Roger Bernard, les croisés te croient mort et nous ne nous trouvons plus sur les terres du comte de Toulouse. On dirait bien que notre voyage s’annonce plus tranquille que nous l’espérions.
— Mrmph..., grommelai-je, sceptique. Espérons-le.
Je n’étais pas dupe. L’expérience des deux dernières années m’avait prouvé que ma vie n’était jamais tranquille très longtemps. Au contraire du Minervois, les augures en apparence favorables me causaient une profonde inquiétude. Dieu ne me laissait aucune paix.
Nous passâmes une heure encore à discuter de la suite des choses. Lorsque la cruche fut vide, nous nous allongeâmes, Pernelle blottie entre nous deux, sur la paillasse.
Nous étions debout à l’aube, pressés de quitter la chambre qui s’était avérée une véritable salle de torture. Nous n’avions pratiquement pas dormi de la nuit. Dès que la chandelle avait été éteinte, une nuée de poux voraces s’étaient jetés sur nous, nous piquant jusqu’à nous faire frôler la folie. Nous eûmes beau nous relever, il était trop tard. Les bestioles s’étaient insinuées dans tous les endroits où nous avions le malheur d’avoir du poil, nous
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