L'Etoffe du Juste
quartier de lune et d’un gobelet.
— C’est là, dis-je.
Nous immobilisâmes nos montures, mîmes pied à terre et les attachâmes à un poteau planté là à cette fin, puis passâmes sous l’arche. Je détachai le coffre de Pernelle et le portai avec ma main valide. Au fond se trouvait une porte d’où provenait un grand brouhaha. Je saisis Ugolin par le bras.
— Nous ne savons pas à qui nous aurons affaire et tu es le seul à vraiment avoir l’accent du Sud. Tu parleras pour nous trois.
Je lui remis la bourse d’Estève, puis m’écartai pour laisser passer mes compagnons. Nous fûmes accueillis par un fumet de viande rôtie qui me fit gargouiller l’estomac. Une vingtaine de personnes étaient attablées devant des cruches de vin et des restes de repas, et les conversations, bruyantes à souhait, allaient bon train. Dès que nous entrâmes, le silence tomba et on nous dévisagea sans gêne, davantage par curiosité que par méfiance.
À l’autre bout de la pièce, derrière un comptoir, un homme énorme s’affairait à tirer le vin d’un tonneau pour en remplir d’autres cruches. Sa panse était si immense que je me demandai comment il était parvenu à se glisser entre le meuble et le mur, et s’il pourrait jamais s’extirper de sa position. Il leva dans notre direction de petits yeux calculateurs qui, enfouis dans le suif de son visage, avaient l’air de billes.
— Bienvenue à XAuberge du gobelet doré, étrangers, lança-t-il d’une voix joviale et enrouée, les paroles faisant trembloter les trois bourrelets qui lui tenaient lieu de menton. Qu’est-ce que ce sera ?
— Trois repas et du vin, répondit Ugolin. De l’eau fraîche pour la dame. Et du foin et de l’eau pour nos chevaux dehors. Ensuite, un lit pour la nuit.
— Prenez place, dit l’aubergiste. Je suis à vous dans un instant.
Nous nous installâmes à une table libre près du comptoir.
Aussitôt, les clients se désintéressèrent de nous et le brouhaha des discussions reprit de plus belle. Je notai, intrigué, qu’ils se grattaient tous de temps à autre, certains les cheveux, d’autres la nuque ou les aisselles. Sans porter plus d’attention au phénomène, je posai le coffre sur le sol et pris soin de couvrir ma senestre avec ma capeline pour ne pas attirer inutilement l’attention. Si je n’étais pas prudent, un jour, peut-être, ce membre estropié me ferait reconnaître.
En attendant d’être servi, j’observai l’endroit, qui avait un cachet particulier, comme toute cette ville. Le plancher était fait de carreaux de terre cuite rougeâtre qui créaient une atmosphère chaleureuse. L’éclairage provenait de chandelles disposées dans des petites niches aménagées à même les murs de brique couleur de terre. Dans un coin, un chaudron suspendu dans l’âtre d’une gigantesque cheminée dégageait les odeurs qui m’avaient mis l’eau à la bouche. L’aubergiste s’y rendit pour y puiser avec une louche et remplit à ras bord trois écuelles qu’il vint poser devant nous sur la table, chacune avec une cuillère en bois. Il s’éloigna vers le comptoir en se dandinant d’un pas étonnamment léger pour un homme de sa corpulence, coinça une miche de pain sous son bras, puis empoigna une cruche de vin dans une de ses pattes dodues et trois gobelets dans l’autre. Il nous rapporta le tout.
— Voilà, dit-il en grattant la panse qui se trouvait sous sa chemise sale.
Ugolin fouilla dans la bourse et en sortit une pièce d’argent.
— Ça suffira ?
— Amplement, répondit l’aubergiste en faisant disparaître la monnaie comme par magie. Alors, vous êtes à Cahors pour affaires ?
Dans le regard du gros homme brillait cette lumière toute particulière des gens très curieux, pour qui l’information pouvait toujours constituer une monnaie d’échange utile. L’air de rien, je m’attaquai à ce qui s’avéra être un savoureux ragoût de mouton, de lard et de légumes.
— Non, répondit Ugolin, saisissant habilement l’occasion. Nous descendons vers Toulouse depuis Périgueux.
— Toulouse ? Alors vous êtes bénis, mes amis ! Voilà deux semaines, vous seriez tombés en pleine bataille !
— Ah oui ? fit le Minervois en feignant l’ignorance.
— Aussi vrai que je suis là ! Encore la semaine dernière, il y avait ici même deux messagers qui en portaient les nouvelles ! Les comtes de Foix et de
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