L'Etoffe du Juste
unique compagnie le son des gouttelettes d’humidité qui tombaient du plafond.
Je m’éveillai, haletant, et la première chose que je sentis fut de cruels élancements dans mon épaule. Dans la nuit oppressante, j’y portai la main et sentis la marque qu’y avait laissée Métatron. Elle était brûlante.
Nous chevauchions depuis l’aube. Le temps était ensoleillé mais frais, et Pierrepont imposait un rythme rapide qui plaisait fort à Sauvage. Les hommes à pied et le petit peuple qui fermait la colonne finiraient loin derrière et, à la fin de la journée, il leur faudrait plusieurs heures pour nous rejoindre. Comme d’habitude, aucune pause ne fut décrétée et chacun s’arrangea de son mieux pour manger, boire et voir à ses besoins corporels. À mes côtés, le jeune Montfort semblait plus calme. Il avait cessé de darder son regard dans tous les sens, rassuré par le fait qu’aucune nouvelle tentative d’attentat ne l’avait frappé depuis que Jaume avait disparu. De temps à autre, je somnolais, rattrapant ainsi un peu du sommeil perdu les nuits où je dormais sur une oreille afin d’être prêt à tout.
Nous suivions un chemin à travers bois et notre convoi devait s’étirer sur une lieue au moins et, en me retournant, je ne pouvais en apercevoir la fin sur la voie tortueuse. Une forêt ressemble à toutes les autres. Pourtant, celle-là me semblait étrangement familière. Je ne saurais dire si c’était l’odeur ou le tracé du chemin, mais je n’arrivais pas à chasser le sentiment que j’y étais déjà passé.
Toute la matinée, je me raisonnai en me disant que ma nervosité augmentait à mesure que j’approchais de Gisors et qu’elle me jouait des tours. J’étais presque arrivé à m’en convaincre quand je remarquai un arbre en bordure du chemin. Il était semblable à tous les autres, et pourtant je sentis monter le long de mon épine dorsale un frisson qui n’avait rien à voir avec le vent frais et sec. Je resserrai ma capeline autour de moi.
Pendant que je fixais l’arbre, incapable d’en arracher mon regard, les images du présent et du passé se superposèrent. Je vis un corps suspendu par les pieds à une de ses branches ; une dépouille décapitée, le ventre ouvert et les mamelles tranchées. Le cadavre de ma mère.
Un froid glacial me serra le cœur. Je le sentis se répandre dans mes veines, comme le venin d’un serpent, et m’engourdir le corps. Dans un état second, je quittai le convoi, sous le regard étonné de sire Guy, et me dirigeai vers l’arbre, espérant de toute mon âme être dans l’erreur, tout en sachant déjà que ce n’était pas le cas. Lorsque j’y fus, je descendis de cheval et j’avançai à travers les hautes herbes sur des jambes de plomb. Je n’eus pas à chercher longtemps. Sur la fosse que j’avais creusée avec ma dague et à mains nues, la végétation était restée clairsemée et une épaisse mousse encore verte couvrait le sol. Là, sous quelques coudées de terre, reposait Nycaise. La seule personne qui, hormis Pernelle, m’avait aimé pour ce que j’étais, sans me craindre.
J’aurais voulu me laisser tomber face contre terre et implorer le pardon de ma mère, mais je n’en avais pas le droit. N’était-ce pas moi qui, en tranchant la main d’Onfroi et en le marquant au front, avais appelé sur elle une vengeance pire encore de sa part ? Nycaise n’était-t-elle pas morte par ma faute ? Sa souffrance n’avait-elle pas été qu’un moyen de m’atteindre dans ce que j’avais de plus cher ?
Ma tête se mit à tourner et j’appuyai une main sur le tronc pour ne pas perdre pied. Contre toute attente, j’étais de retour à l’endroit précis où ma destinée avait été scellée. Ici, j’avais renié Dieu avec toute la ferveur, la passion et la haine dont j’étais capable. Mes paroles fatidiques résonnaient dans ma tête, aussi fraîches que si je les avais prononcées la veille. Je te renie, Dieu ! Tu m’entends, fourbe ? S’il existe une divinité, Satan est celle-là car seul le Mal existe sur cette terre ! Sois maudit ! Et si la damnation est mon lot, qu’il en soit ainsi ! Je portai la main à ma gorge, suivant le parcours rugueux de ma cicatrice, trace indélébile de ma décapitation et de ma résurrection.
En vérité, personne ne m’avait ouvert les portes de l’enfer. Je l’avais fait moi-même, sans aucune aide. Sans doute avais-je été prédestiné au Mal, mais personne ne
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