L'Etoffe du Juste
pendant l’été, ce qui leur aurait permis de retourner chez eux dès août, à la fin de leur quarantaine, au lieu d’endurer le mauvais temps.
Les nuages finirent par crever et un violent orage mêlé de neige et de pluie s’abattit sur nous. Malgré cela, le paysage autour de nous m’était toujours familier. Après tout, je l’avais souvent vu l’hiver. Je savais que nous allions bientôt arriver là où s’était trouvé Rossal - avant qu’Onfroi et ses hommes ne le réduisent en cendres, et que je n’achève leur sinistre besogne. À l’approche du lieu de mes péchés, ma conscience, déjà chargée, me semblait tout à coup encore plus lourde.
Il restait plusieurs heures de clarté et, contre tout bon sens, j’espérais que Pierrepont décide de poursuivre son chemin jusqu’à la noirceur, comme nous l’avions souvent fait, et passe sans s’arrêter. J’abandonnai momentanément Montfort pour remonter le convoi jusqu’au croisé et lui posai la question.
— Regarde-moi ce temps, pesta-t-il, renfrogné, le vent faisant voler ses cheveux trempés dans tous les sens. On ne laisserait même pas un chien dehors. J’ai dépêché deux hommes pour essayer de nous trouver un refuge. N’importe quoi fera l’affaire. Et puis, les fesses tendres de ton petit oiseau sont sans doute mortifiées. Monter à cheval n’est pas le genre d’exercice qu’il aime leur donner. Il voudra sans doute les reposer.
Autour de lui, ses hommes ricanèrent. Je ne dis rien. Je savais fort bien qu’il existait, non loin de l’endroit où nous nous trouvions, des ruines dont quelques-unes pourraient peut-être encore nous servir d’abri.
— Tiens, les voilà justement, dit sire Alain en désignant deux cavaliers qui revenaient au galop dans le chemin boueux.
Ils s’arrêtèrent à la hauteur de leur seigneur, trempés jusqu’aux os et grelottants, le nez rougi par le froid et la barbe glacée autour de la bouche.
— Alors ? s’interrogea celui-ci.
— Il y a un village à moins d’une lieue d’ici, sire Alain, répondit l’un d’eux en soufflant sur ses mains pour les réchauffer.
Je sentis mon cœur s’écraser dans le fond de mon estomac. Je devrais affronter les ruines de Rossal et tous mes souvenirs. J’allais rouvrir toutes grandes les plaies de ma conscience. Les spectres de mon père, du père Prelou, d’Odon, des sœurs de Pernelle et de tous les autres se lamenteraient pour moi seul, me tourmenteraient jusqu’à me rendre fou. Et Pernelle ? Elle avait certainement reconnu le chemin, elle aussi. Comment vivrait-elle son retour sur les lieux où elle avait été si cruellement marquée ? Revivrait-elle les outrages infligés par son père, puis par Onfroi et ses hommes ? Le souvenir d’Odon, cet enfant conçu dans la violence que j’avais moi-même occis, la tourmenterait-il cruellement ?
— Une petite bourgade de rien nommée Rossal, poursuivit l’éclaireur. Mais avec un temps pareil, elle fera très bien l’affaire.
J’étais si bien enfoncé dans mon désespoir qu’il me fallut un moment pour relever la tête, interdit. Comment pouvait-il connaître le nom d’un village dont il ne restait rien ? Je fus encore plus surpris par ce qu’il ajouta.
— Les habitants ont l’air inoffensif, conclut-il. Je les ai observés pendant une bonne demi-heure et je n’ai aperçu personne qui portait une arme.
— Excellent ! Ils n’auront qu’à se tasser, dit Pierrepont en souriant.
Je ne comprenais plus rien. L’homme laissait entendre que Rossal était habité. C’était impossible. Il devait parler d’un autre village de mon ancienne seigneurie. Ébranlé, je retournai auprès du jeune Montfort.
À mon grand désespoir, il s’agissait bien de Rossal. Mais le village n’avait plus rien à voir avec les ruines fumantes que j’avais laissées derrière moi. Il était bien vivant. Lorsqu’il fut en vue, je vis, à travers l’épais rideau de neige et de pluie, une vingtaine de maisons toutes neuves qui encerclaient la place. Derrière la majorité d’entre elles se trouvait une grange. En tout, assez d’espace pour abriter une centaine de croisés, s’ils se serraient bien. Le reste du convoi, évidemment, devrait s’arranger.
Un peu à l’écart, le manoir de ma jeunesse était toujours debout. À sa fenêtre brûlait une lampe et la porte sur laquelle on avait crucifié Florent était close. Quelqu’un l’habitait à
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