Lettres
de vie. Je me dis que si tu lui écris et que tu lui voles dans les plumes, en lui précisant très clairement que ces 100 dollars sont les derniers que tu comptes lui envoyer, non pas parce que tu n’as plus d’argent mais pour bien lui faire comprendre qu’elle doit se mettre à travailler d’une façon ou d’une autre, pour son bien, alors elle verra que tout ce qui brille n’est pas de l’or et, ici ou là-bas, elle trouvera le moyen de se dégotter un job , quel qu’il soit, histoire d’avoir le sens des responsabilités et d’oublier un peu les maladies imaginaires qui la tourmentent tellement. En tant que médecin et ami, tu dois lui dire qu’elle n’est pas malade au point d’être incapable de travailler ; et surtout, elle doit se rendre compte que, même s’il y a eu plus que de l’amitié entre vous, tu ne peux pas éternellement la prendre en charge. Personnellement, j’étais prête à répondre d’elle, mais il aurait fallu qu’elle se montre un peu raisonnable. En fait, si j’avais pris sa défense lors de son premier scandale, maintenant elle serait bien capable de compromettre encore plus sérieusement Diego, et ça, je ne le lui permettrai pas. Je peux me disputer des millions de fois avec Diego pour je ne sais quelle broutille qui me serait restée en travers des ovaires, mais je garde toujours à l’esprit que je suis avant tout son amie et que ce n’est pas moi qui le trahirais sur le terrain politique, dussé-je me faire tuer. Je veux bien éclairer sa lanterne quand j’ai l’impression qu’il est dans l’erreur, mais en aucune façon je ne veux couvrir une personne dont je sais qu’elle est son ennemie, encore moins s’agissant de Jean, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et qui se vante fièrement d’appartenir à un groupe de bandits sans foi ni loi comme les staliniens. Je veux que tout cela reste entre nous. Écris-lui que tu as reçu une lettre de moi où je t’explique que la situation de Diego ne lui permet pas de la loger chez lui, qu’il ne s’agit pas d’une divergence d’opinion politique mais tout simplement de sa sécurité personnelle, qui serait grandement compromise si l’on apprenait publiquement qu’il héberge une stalinienne. Ce qui au demeurant est parfaitement vrai. Si tu veux lui envoyer cet argent, dis-lui très franchement de l’utiliser en attendant de se trouver un travail, dans la mesure où Emily Joseph est tout à fait disposée à lui en obtenir un à San Francisco. Tu n’imagines pas à quel point je regrette de t’enquiquiner avec ça, mais je ne vois pas d’autre solution et malheureusement je n’ai pas assez de pognon pour lui dire : « Tiens, Jean, prends ces 500 pesos et cherche-toi une maison. » Diego est tellement remonté que je n’ose pas lui suggérer de lui prêter de l’argent en attendant qu’elle se trouve un travail ; il est persuadé que si elle voulait elle pourrait se débrouiller toute seule. Essaie de considérer toute cette affaire le plus froidement possible, sans passion, sans tenir compte de la relation sentimentale qui peut exister entre Jean et toi ; en l’occurrence, ça passe au second plan et, surtout, ça la desservirait que tu lui sois d’un trop grand secours, car c’est justement ce qui coince chez elle. Bref, tu vois ce que je veux dire. Des amants, elle peut s’en dénicher des tas en leur jouant la scène du malade imaginaire, mais des amis comme toi, je crois qu’elle aura du mal à en trouver, donc mets-la bien au clair, en toute sincérité, pour qu’elle se rende compte qu’elle ne peut pas t’embobiner. Je pense que 100 dollars lui suffiront pour vivre deux ou trois mois ici, en attendant qu’elle aille rejoindre saint François et que les Joseph lui obtiennent un boulot. Si ça se trouve, entre-temps, elle tombera sur un monsieur qui l’emmènera vivre avec lui, ce serait encore la meilleure solution pour elle et, pour faire d’une pierre deux coups, tu serais soulagé de cette responsabilité. Réfléchis bien à la façon dont tu vas lui prêter ce blé, pour que ce soit la dernière fois. J’attends ta réponse pour savoir à quoi m’en tenir. Je t’écrirai une autre lettre pour te parler de mon pied, de ma colonne, etc. Pour le moment, je vais mieux car je ne bois plus d’alcool, et puis je me dis que, même boiteuse, au diable la maladie puisque, après tout, on finit par clamser, il suffit parfois de glisser sur une peau de
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