Lettres
t’envoie des tonnes de baisers.
Ta copine Frida.
Comment va Pandy ? Ici, ses deux maris meurent d’envie de la retrouver.
Lettres au docteur Leo Eloesser
Coyoacán, 15 mars 1941
Mon très cher petit docteur,
Tu as bien raison de penser que je suis une sale ingrate vu que je ne t’ai même pas écrit quand nous sommes arrivés à Mexicalpán de las Tunas, mais tu te doutes que ce n’était pas par flemme. À mon arrivée j’ai eu un tas de choses à régler dans la maison de Diego, qui était dégueulasse et sens dessus dessous, puis Diego est arrivé, et tu peux imaginer l’attention qu’il a fallu lui accorder car, comme à chaque fois qu’il rentre au Mexique, il est d’une humeur massacrante les premiers jours, jusqu’à ce qu’il s’habitue à nouveau au rythme de ce pays de « tarés ». Cette fois-ci, sa mauvaise humeur a duré plus de deux semaines, jusqu’à ce qu’on lui apporte quelques merveilleuses idoles de Nayarit, et là, en les voyant, il s’est remis à aimer le Mexique. En plus, l’autre jour, il a mangé un mole de canard, un vrai délice, et ça l’a aidé à reprendre goût à la vie. Il s’est tellement empiffré que j’ai cru qu’il aurait une indigestion, mais tu le connais : il a une résistance à toute épreuve. Après les idoles de Nayarit et le mole de canard, il s’est décidé à sortir peindre des aquarelles à Xochimilco, et peu à peu son humeur s’est apaisée. D’une façon générale, je comprends plutôt bien les raisons pour lesquelles il se met dans un tel état au Mexique, et il n’a pas tort, parce que pour vivre ici, il faut toujours être sur le qui-vive, ou bien tu te fais écraser comme une mouche. Il faut redoubler d’effort pour se préserver de tous les salauds, encore plus qu’à Gringoland, tout simplement parce que là-bas les gens sont des poules mouillées plus malléables, alors qu’ici ils se crêpent le chignon pour tenir « le haut du pavé » et baiser leur prochain. En plus, ce qui fout en l’air Diego dans son travail, c’est que les gens passent leur temps à raconter des bobards et à lui faire des crasses : à peine arrivé, il se fait dégommer par les journaux ; ils sont tellement jaloux de lui qu’ils voudraient le faire disparaître comme par enchantement. À Gringoland, c’était différent ; même contre les Rockefeller, il y a eu moyen de lutter et d’éviter les coups de poignard dans le dos. En Californie, tout le monde a été très poli avec lui, sans compter que là-bas, au moins, on respecte le travail d’autrui ; ici, il termine une fresque et, au bout d’une semaine à peine, elle est tout éraflée ou couverte de crachats. Comme tu peux le comprendre, ça en décevrait plus d’un. Surtout quand on y met toute son énergie, comme Diego, sans pour autant aller proclamer que l’art est « sacré » ou d’autres conneries dans le genre, mais au contraire, en prenant les choses à bras-le-corps, comme n’importe quel maçon. D’un autre côté, et c’est un avis strictement personnel, j’ai beau comprendre l’avantage que représentent les États-Unis pour n’importe quel travail ou activité, ma préférence va au Mexique ; les Gringos me « portent sur le système » avec leurs qualités et leurs défauts pas piqués des hannetons, je les trouve « lourdingues » dans leur comportement, leur hypocrisie et leur puritanisme dégoûtant, leurs sermons protestants, leur prétention sans limites et cette façon de penser qu’il faut toujours être very decent et very proper … Je sais bien qu’ici on est entourés d’enfoirés de voleurs, de salopards, etc., etc., mais je ne sais pas pourquoi, même la pire des vacheries, ils te la font avec le sens de l’humour ; les Gringos, en revanche, naissent avec une « tête à claques », c’est leur marque de fabrique, aussi respectueux et polis (?) soient-ils. En plus, je ne supporte pas leur mode de vie, leurs parties à la con, où tout finit par s’arranger au bout de quelques cocktails (ils ne savent même pas se saouler « comme il faut »), qu’il s’agisse de vendre un tableau ou de déclarer la guerre, étant entendu que le vendeur de tableaux ou celui qui déclare la guerre est une huile, parce que sinon, on se fiche bien de sa gueule : les seuls qui comptent là-bas sont les important people , même si c’est des fils de leur mother , et j’en passe et en anglais. Tu pourras toujours me
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