L'Evangile selon Pilate
de la vie, cet amour de chaque instant, cette adoration pour tout ce qui est. Je me sentais mieux mais je demeurais déçu. Ainsi, un homme, cela n’existait pas vraiment ? En grattant les oripeaux de l’adulte, on ne récupérait qu’un enfant ? Les années n’ajoutaient donc que des poils, de la barbe, des soucis, des querelles, des tentations, des cicatrices, de la fatigue, de la concupiscence, rien d’autre ?
C’est alors que je fis ma chute.
La chute qui bouscula ma vie. Qui me fit basculer.
Ce fut une chute immobile.
Je m’étais assis en haut d’un promontoire pelé. Il n’y avait rien à voir autour de moi que de l’espace. Il n’y avait rien à ressentir comme événement que le pur temps. Je m’ennuyais paisiblement. Je tenais mes genoux dans mes paumes, et là, subitement, sans bouger, j’ai commencé à tomber…
Je tombais…
Je tombais…
Je tombais…
Je dégringolais en moi. Comment aurais-je soupçonné qu’il y avait de telles falaises, un précipice aussi vertigineux, dans un seul corps d’homme ? Je traversais le vide.
Puis j’eus le sentiment de ralentir, de changer de consistance, de peser moins lourd. Je perdais ma différence d’avec l’air. Je devenais de l’air.
L’accélération me ralentissait. La chute m’allégeait. Je finis par flotter.
Alors, lentement, la transformation s’accomplit.
C’était moi et ce n’était pas moi. J’avais un corps et je n’en avais plus. Je continuais à penser mais je ne disais plus « je ».
J’arrivai dans un océan de lumière.
Là, il faisait chaud.
Là, je comprenais tout.
Là, j’éprouvais une confiance absolue.
J’étais parvenu aux forges de la vie, au centre, au foyer, où tout se fond, se fonde et se décide. À l’intérieur de moi, je ne trouvais pas moi, mais plus que moi, bien plus que moi, une mer de lave en fusion, un infini mobile et changeant où je ne percevais aucun mot, aucune voix, aucun discours, mais où je recevais une sensation nouvelle, terrible, géante, unique, inépuisable : le sentiment que tout est justifié.
Le bruit sec et furtif d’un lézard se faufilant dans les broussailles me fit sursauter. En un instant, j’étais remonté du cœur de la Terre.
Combien d’heures s’étaient écoulées ?
La nuit s’étalait en paix devant moi, comme un repos donné au sable brûlé, aux herbes sèches, récompense quotidienne.
J’étais bien. Je n’avais plus ni soif ni faim. Aucune tension ne me torturait. J’éprouvais un rassasiement essentiel.
Je ne m’étais pas trouvé, moi, au fond de ce désert. Non. J’avais trouvé Dieu.
Dès lors, chaque jour je refis le voyage immobile. Je grimpais sur le monticule et plongeais à l’intérieur de moi. J’allais vérifier le secret.
Je rejoignais l’insoutenable lumière, je me jetais dans ses bras où je passais un temps qu’on ne peut pas compter.
Cette clarté, je l’avais aperçue quelquefois, fugitivement, lors d’une prière d’enfance, sous l’éclat d’un regard, je savais qu’elle chauffait le monde, mais je n’avais pas imaginé qu’elle fut accessible. Il y a en moi plus que moi. Il y a en moi un être qui n’est pas moi et qui cependant ne m’est pas étranger. Il y a en moi un fond qui me dépasse et me constitue, un tout inconnu d’où part toute connaissance, une immensité incompréhensible qui rend possible toute compréhension, une unité dont je dérive, un Père dont je suis le Fils.
Au trente-neuvième jour de désert, je me décidai à revenir parmi les hommes, ravi d’avoir trouvé davantage que je ne l’espérais.
Cependant, au moment d’atteindre le cours frais et ombreux du Jourdain, je vis un serpent mort à terre. Il pourrissait, la gueule ouverte, attirant des colonnes de fourmis, mais les yeux jaunes de son cadavre semblaient encore se moquer.
Une pensée me frappa : et si j’avais été tenté par le diable ? Et si, pendant ces trente-neuf jours, j’avais cédé aux illusions de Satan ? Et si cette force qui me redressait n’était que l’action du Malin ?
Je devais passer une quarantième nuit au désert.
Ce fut la nuit de toutes les inversions. Ce qui me semblait clair me devenait obscur. Là où j’avais vu du bien, j’apercevais du mal. Lorsque j’avais cru repérer un devoir, je soupçonnais désormais la vanité, la présomption, l’arrogance fatale ! Comment pouvais-je croire être en relation avec Dieu ? N’était-ce pas une démence ?
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