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L'Evangile selon Pilate

L'Evangile selon Pilate

Titel: L'Evangile selon Pilate Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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découvris qu’ils possédaient un don que je n’avais pas : celui d’écraser les visages. Lorsqu’un collecteur d’impôts, par exemple, vient harceler les membres d’une famille nécessiteuse, il néglige leur souffrance et marche sur eux comme sur de la viande. Moi, je suis singulièrement dépourvu de ce don. En face d’un homme, je vois toujours un homme ; je ne peux le regarder sans percevoir le poids de sa vie, ses douleurs criées ou tues, ses espoirs, tout ce qui creuse, anime et vivifie les traits. Souvent, j’aperçois même davantage qu’un homme, je devine l’enfant derrière, et le vieillard devant, un chemin d’existence cahotant et fragile.
    Rien ne peut être comparé à l’innocence joyeuse de ces premiers mois. Nous défrichions. Nous inventions une nouvelle manière de vivre. Nous abolissions la défiance. Nous ne pouvions que recevoir ou donner. Nous étions libres. Nous avions pris le large.
    Aux yeux des puissants, nous étions des faibles qu’ils laissaient tranquilles car nous ne comptions pas. Ils se trompaient : réunis, nous allions pouvoir transformer le monde.
    Nous continuions à parcourir les routes en accumulant ces richesses qu’aucun argent ne peut donner lorsque nos pas nous amenèrent à Nazareth.
    Je retrouvai ma mère avec joie mais je refusai de séjourner chez elle, continuant à vivre en plein air, au milieu de mes amis.
    Mes frères me convoquèrent à la maison où Yacob, mon cadet, se mit en colère.
    — Yéchoua, tu nous fais honte ! Que tu quittes l’atelier de notre père pour devenir rabbin sans prévenir personne, passe encore. Mais tu couches dehors, tu mendies dans ton propre village, où tout le monde nous connaît, où nous vivons, où nous traitons nos affaires. Que va-t-on penser de nous ? Cesse immédiatement !
    — Je ne changerai rien à ma vie.
    — Si tu n’es plus capable de travailler, tu peux au moins coucher et manger à la maison, non ?
    — Et mes amis ?
    — Justement, parlons-en de tes amis. Une troupe de vagabonds, de paresseux, d’inutiles et de filles perdues ! On n’a jamais vu ça ici. Il vaudrait mieux qu’ils décampent.
    — Alors, je partirai avec eux.
    — Tu veux vraiment nous humilier jusqu’au bout ?
    Le coup était parti. Mon frère m’avait giflé, lui-même surpris par sa violence et soudain, sur le visage de l’adulte excédé, j’aperçus l’inquiétude de l’enfant qui se demandait comment son aîné allait réagir.
    Je m’approchai et lui dis avec tendresse :
    — Frappe aussi la joue gauche.
    Sous la provocation, les narines palpitantes de fureur, il s’apprêtait à frapper lorsque j’offris vraiment ma face gauche, montrant que je consentais à sa colère.
    Il poussa un hurlement de rage, referma son poing et quitta la pièce. Mes autres frères et sœurs se mirent à m’insulter, comme si, en tendant l’autre joue, j’avais commis un acte pire que la claque de mon frère.
    J’avais appliqué là un autre enseignement de mes voyages au puits sans fond : aimer l’autre au point de l’accepter jusque dans sa bêtise. Répondre à l’agression par l’agression, œil pour œil, dent pour dent, n’avait pour résultat que de multiplier le mal, et pis, de le légitimer. Répondre à l’agression par l’amour, c’était violenter la violence, lui plaquer sous le nez un miroir qui lui renvoie sa face haineuse, révulsée, laide, inacceptable. Mon frère en avait fui.
    — Taisez-vous tous et laissez-moi seule avec Yéchoua.
    Ils obéirent et m’abandonnèrent à ma mère.
    Elle se jeta contre moi pour pleurer longuement. Je la serrai avec douceur, sachant que les larmes annoncent souvent les premiers mots de la vérité.
    — Yéchoua, mon Yéchoua, je suis allée t’écouter ces jours-ci et je suis bien inquiète. Je ne te comprends plus. Tu t’es mis à parler sans cesse de ton père, à le citer, alors que tu l’as pourtant si peu connu.
    — Le père dont je parle est Dieu, maman. Je le consulte au fond de moi lorsque je m’isole pour méditer.
    — Mais pourquoi dis-tu « mon père » ?
    — Parce qu’il est mon père comme il est le tien, et notre père à tous.
    — Tu parles toujours en général. Tu dis qu’il faut aimer tout le monde mais toi, est-ce que tu aimes seulement ta mère ?
    — Ce n’est pas difficile d’aimer les gens qui vous aiment.
    — Réponds !
    — Oui. Je t’aime, maman. Et mes sœurs et mes frères aussi. Mais cela ne

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